Paris, Color Design Hotel
Il y a quelques années, au cours d’un entretien radiophonique, Patrick Mauriès s’était qualifié d’« écrivain à l’œuvre diffuse ». On ne saurait mieux dire. Outre une cinquantaine de livres publiés (dont certains sont rassemblés, dans les listes « du même auteur », sous l’appellation charmante et parlante de « petits écrits »), l’œuvre de Mauriès consiste en effet en une quantité impressionnante de préfaces et de contributions à des catalogues d’expositions, ainsi qu’en d’innombrables articles dispersés dans des journaux et des revues souvent éphémères. Cette partie enfouie de l’iceberg ne peut qu’exciter la fibre du chasseur de trésors qui sommeille en tout lecteur – car Patrick Mauriès est de ces auteurs dont on a envie de tout lire. C’est donc un beau cadeau que nous fait L’Éditeur singulier en exhumant un corpus oublié de premier choix, sous le titre larbaldien de Pages arrachées à un journal de mode.
Cet élégant petit volume réunit les éditoriaux publiés en ouverture du mensuel le Jardin des modes entre 1989 et 1994. Quoique nés d’une commande, ces textes n’ont rien d’alimentaire et l’on y trouvera maint écho aux carnets qu’a publiés Mauriès dans l’intervalle, les Lieux parallèles et Fragments d’une forêt. Aussi, qu’il s’intéresse aux chiffons ou qu’il les tienne pour négligeables, tout lecteur épris de littérature prendra plaisir à ces miniatures orfévrées d’une plume légère et sûre.
L’éditorial est une forme d’écriture à contrainte. Sa longueur, toujours identique, est mesurée au mot près par des impératifs de mise en pages. Il doit tout à la fois indiquer la teneur du numéro qu’il introduit et l’inscrire dans un horizon plus large en se faisant chronique de cette chose impalpable qu’on nomme l’air du temps. Il lui incombe aussi de faire avec fraîcheur un sort aux sempiternels marronniers, tels que le changement des saisons ou le retour de la période des soldes.
Mauriès, qui excelle à capturer l’esprit du moment dans son délicat filet à papillons, se tire à merveille de cet exercice de style. Il était la personne tout indiquée pour s’y livrer, considérant son intérêt pour les objets d’art éphémères ou fragiles, les fluctuations du goût et de la sensibilité, les œuvres et les courants qualifiés de mineurs et longtemps rejetés aux marges de l’historiographie, la construction des « mythologies » contemporaines (au sens que Barthes prêtait à ce mot), dont les phénomènes de mode sont à la fois le sismographe et les grands pourvoyeurs. N’en déplaise au proverbe, les apparences même les plus frivoles ne sont pas trompeuses mais révélatrices. L’enveloppe est un signe, le vêtement dit tout de la personne qui le porte et de l’époque où elle vit. C’est au fond ce que suggèrent ces chroniques qui envisagent la mode à juste distance : sans enthousiasme niais, il va sans dire, mais sans l’ironie dédaigneuse des moralistes grincheux ; avec un alliage de curiosité vraie et de sympathie malicieuse. Considérant, mois après mois, l’avènement de nouvelles « tendances » ou le retour cyclique de certains phénomènes – le mouvement de la mode étant fait de ce double battement –, l’éditorialiste est tout autant attentif aux « éléments de langage » qui les portent – car le féru de rhétorique qu’est Mauriès 1 n’ignore pas que la mode est inséparable du discours sur la mode.
Trente années nous séparent de la première parution de ces éditoriaux. Leur réunion ressuscite le parfum d’un monde encore proche et déjà lointain. À distance, il apparaît qu’ils chroniquaient sans le savoir la fin d’une époque – aussi bien celle d’un certain régime de la mode que d’un segment éditorialement soigné de la presse spécialisée chargée d’en rendre compte et susceptible d’accueillir de tels écrits. Les impératifs commerciaux n’y excluaient pas encore un « joyeux climat d’improvisation et de bricolage ». À bien des égards, un fossé plus large sépare les années 1990 des années 2020 que des années 1930. Dans une postface substantielle, Mauriès analyse avec acuité les traits de ce changement d’ère, depuis l’absorption des dernières maisons de couture indépendantes dans de vastes conglomérats hégémoniques, source d’une uniformisation sans précédent à l’échelle du globe, jusqu’à l’omnipotence des médias numériques.
1. « Rien de moins naturel que le naturel ; rien qui échappe au trope. » Position qui prend valeur de manifeste en un temps qui se fait vertu de l’expression sans filtre de son petit soi, au nom d’une « authenticité » tonitruante.
Patrick MAURIÈS, Pages arrachées à un journal de mode. L’Éditeur singulier, 2022, 109 p.
Sauf ignorance de ma part, J’étais une aventurière (1938) est rarement cité parmi les perles du cinéma français des années 1930. Aussi espère-t-on faire œuvre utile en le clamant bien fort : ce film est tout à fait délicieux. Il s’agit d’une comédie d’escroquerie internationale typique de la période (le chef-d’œuvre du genre étant bien entendu Trouble in Paradise) et où, pour une fois, les Français se montrent à la hauteur de leur modèle hollywoodien. D’un hôtel de luxe à l’autre entre Vienne, Londres et Cannes, un trio de filous – le cerveau au sang froid, le pickpocket et l’enjôleuse – s’y emploie à détrousser des pigeons fortunés au moyen de combines bien rodées. Raymond Bernard, fils de Tristan, est surtout réputé pour des productions ambitieuses telles que les Misérables et les Croix de bois. Peut-être considéra-t-il J’étais une aventurière comme une œuvrette de commande. Mais le moins qu’on puisse dire est qu’il ne la traita pas par-dessus la jambe. Au contraire : il y montre des qualités épatantes de vitesse, de fluidité, d’élégance et de brio dans une intrigue où abondent comme il se doit les faux-semblants et les coups fourrés. Le scénario de Jacques Companeez, le dialogue de Michel Duran, l’interprétation : tout pétille. Les retournements surprises qui sont la loi du genre n’ont rien de forcé et découlent naturellement des caractères des personnages. L’écueil du dernier tiers – souvent plus faible dans ce type de comédie, plus facile à mettre en place qu’à dénouer – est surmonté par d’habiles relances. Edwige Feuillère, que notre mémoire associe à des compositions guindées plus tardives, fait preuve d’une merveilleuse vivacité dans un rôle à transformation. Plus rare encore, le premier rôle masculin, Jean Murat, ne s’est pas démodé, contrairement à tant de bellâtres de l’époque, de sorte qu’on admet sans suspension of disbelief que l’aventurière des palaces soit sensible à son charme curieux. Dans le rôle des complices de la demoiselle, on a eu plaisir à découvrir le parfait Jean Max et à retrouver l’ineffable Jean Tissier.
Jacques Lourcelles signale que Raymond Bernard tourna lui-même un remake de son film en 1956, toujours avec Feuillère dans le rôle principal, intitulé le Septième Commandement. « L’absence de fantaisie et d’élégance, écrit-il, le caractère laborieux et souvent sinistre du film soulignent l’abîme qui sépare le cinéma français des années 1930 de celui des années 1950. » On le croit sur parole.
La copie de J’étais une aventurière parue dans la collection rouge à bon marché de la Gaumont n’a pas été restaurée, comme l’indique l’éditeur avec probité. Elle est fatiguée mais néanmoins regardable.
Pierre Nora, Une étrange obstination. Gallimard, 2022.
Ce volume de mémoires professionnels fait suite à Une jeunesse. La carrière de Pierre Nora s’est partagée entre trois pôles : l’enseignement à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), la direction du secteur des sciences humaines chez Gallimard, la corédaction en chef de la revue le Débat. Avec le recul, estime l’auteur, avoir refusé de choisir entre ces activités – alors que chacun de ces « camps » cherchait à se l’accaparer entièrement – pour préférer une position de « marginal central » fut une chance et un facteur d’enrichissement : l’enseignement, la recherche et la pratique éditoriale se sont nourris mutuellement. On lit ce livre partagé entre l’intérêt et l’agacement. L’égo de l’auteur n’est pas piqué des hannetons. L’hommage à ces travailleurs de l’ombre que sont les réviseurs et les traducteurs, pour être sûrement sincère, n’en est pas moins empreint de condescendance. L’ouvrage peine à trouver son unité. Il oscille entre les anecdotes de coulisses, le portrait de quelques grandes figures (les plus notables étant ceux de Michel Foucault, Marcel Gauchet et Kzrysztof Pomian) et des pages plus intéressantes où la réflexion l’emporte sur le récit. Elles concernent notamment le bref « âge d’or » de l’édition de sciences humaines au tournant des années 1970, l’interrelation complexe et changeante entre les notions d’histoire, de mémoire et de patrimoine, les implications à la fois intellectuelles et pratiques de la mise en œuvre d’un grand chantier éditorial tel que celui des Lieux de mémoire. Au passage on mesurera, si l’on en doutait encore, combien le monde intellectuel, loin d’être une tour d’ivoire animée par la construction et la circulation désintéressées du savoir, est un champ de bataille agité par des querelles de chapelles et d’égos, des jalousies personnelles, pour ne pas dire des haines recuites, le tout dans un périmètre parisien de quelques centaines de mètres carrés.
En 2011, Pierre Nora avait réuni sous le titre d’Historien public un copieux choix d’articles assortis de chapeaux qui les replaçaient dans leur contexte et en nuançaient ou en corrigeaient, le cas échéant, certaines affirmations. L’ensemble composait une autobiographie intellectuelle où l’historien, beaucoup mieux à mon sens que dans Une étrange obstination, se faisait historien de lui-même. C’est ce volume qu’on suggère en priorité à qui voudrait se faire une idée de son parcours.
C’est aujourd’hui que paraissent deux livres dont j’ai eu l’immense plaisir de piloter l’édition à L’herbe qui tremble.
Daniel De Bruycker, natif de Bruxelles, prix Rossel (le Goncourt belge) pour son roman Silex (Actes Sud), avait ces dernières années délaissé la fiction au profit de la poésie (à l’exception de la publication d’une novella). L’Ombre et autres reflets marque son grand retour sur les terres de l’imaginaire. Ombres et reflets trompeurs, identités instables, œuvres apocryphes, livres truqués, villes invisibles, charmes vénéneux d’un Orient imaginaire : un bouquet de nouvelles fantastiques célébrant le pouvoir égarant de l’imagination.
Parmi les ouvrages qu’a consacrés François Rivière à des figures d’outre-Manche (J. M. Barrie, Agatha Christie, Alfred Hitchcock, G. K. Chesterton), Souvenir d’Enid Blyton est sans conteste l’un des plus personnels. Loin d’une monographie conventionnelle, il s’agit d’un exercice d’admiration entremêlant enquête sur la célèbre romancière du Club des Cinq – sa vie publique et privée, son univers, ses étonnantes méthodes d’écriture expliquant une fécondité hors du commun –, remembrances de l’auteur sur ses premières lectures d’enfance (qui furent à la source de sa propre vocation d’écrivain), réflexion sur la littérature enfantine et même des échappées dans la fiction, sous la forme d’une visite imaginaire à Enid Blyton dans sa propriété de Green Hedges. Paru chez Albin Michel en 1982, le livre est proposé ici dans une édition revue, augmentée d’une postface inédite.
Ces livres sont commandables dans toute bonne librairie ou directement sur le site de la maison d’édition, ici (De Bruycker) et là (Rivière).
Jay McInerney, les Jours enfuis (Bright, Precious Days, 2016). Traduction de Marc Amfreville. L’Olivier, 2017.
Ce roman est le dernier volet d’une trilogie mettant en scène et regardant vieillir sur trois décennies le même couple new-yorkais et son entourage (je n’ai pas lu les deux premiers, Trente Ans et des poussières et la Belle Vie). Russell Calloway dirige une petite maison d’édition littéraire. Son épouse Corrine a quitté un emploi dans la banque pour se dédier à l’aide alimentaire ; c’est aussi une scénariste de talent. Leur couple, apparemment solide comme le roc, constitue un point de repère pour leur entourage jonché de divorces. Leur milieu est celui de la moyenne bourgeoisie intellectuelle « éclairée », qui n’est certes pas à plaindre mais subit néanmoins à son tour la gentrification effrénée de New York. La narration enchaîne tableaux domestiques, dîners en ville et repas de famille tournant régulièrement au désastre, mondanités, vernissages et lancements copieusement arrosés et cocaïnés, vacances dans les Hampton, parties de pêche à la mouche, soirées dans les restaurants à la mode pratiquant la cuisine moléculaire et l’addition stratosphérique (l’obsession alimentaire est l’un des motifs seconds du livre). Thèmes : crise de la cinquantaine, amours adultères, foire aux vanités, bonne-mauvaise conscience d’une classe heureuse tout de même de jouir de ses privilèges, « débris du passé » qui n’en finissent pas de hanter le présent. En navette, la vie d’une maison d’édition indépendante : les agents requins, les jeunes auteurs ingrats, l’attente anxieuse des premières critiques qui décideront du succès ou de l’échec commercial d’un livre, le scandale lié à la publication d’un témoignage bidon, les fins de mois acrobatiques. À l’arrière-plan : les primaires démocrates, la crise des subprimes, le scandale Lehman Brothers et l’élection d’Obama.
De temps à autre, on se dit qu’il faut bien lire un gros roman mainstream américain, et pour finir cela ressemble exactement à l’idée qu’on peut s’en faire sans l’avoir ouvert. Jay McInerney a sans conteste un talent de narrateur et d’observateur. Ce talent n’est pas donné à tout le monde, si l’on considère le nombre de romans qui vous tombent des yeux au bout de trois paragraphes quand on les feuillette en librairie. Néanmoins, son livre permet de mesurer le fossé qui sépare le storytelling de la littérature. L’un des symptômes en est un effet d’aplatissement qui réduit au même niveau tous les éléments de la narration, qu’ils soient signifiants ou adventices. Lire un roman de ce genre, même non dénué de mérites, fait l’effet de visionner une série télé sans la cinégénie, la lumière, les décors, les comédiens qui lui apporteraient le supplément de leur incarnation.