Lettre d’amour



Tokyo, 1953. Reikichi vit chez son frère Hiroshi. Ancien de la marine marqué par la guerre et par un amour perdu, caractère ombrageux et taciturne, Reikichi vivote de traductions mal rémunérées avant de se faire écrivain public. Hiroshi, son cadet, jeune homme entreprenant, vit de l’achat et de la revente de livres d’occasion et finit par ouvrir une échoppe de bouquiniste à l’entrée d’un boui-boui. Son astuce : acheter des magazines de mode fraîchement parus au magasin de l’armée américaine et les revendre à prix d’or comme des produits d’importation.

On ajoutera donc Lettre d’amour de Kinoyu Tanaka (1953) au corpus des films évoquant le monde du livre et ses marges, quoique cet aspect ne soit qu’un élément d’arrière-plan sociologique et nullement le sujet de ce beau film mêlant mélodrame et chronique du Japon de l’après-guerre, riche en observations sur la vie quotidienne, l’animation des rues, la mésadapation des anciens combattants, la débrouille des petites gens et les barrières de classes.




Lectures expresses

Pere Gimferrer, Interlude bleu (Interludio azul, 2006). Traduit de l’espagnol par Christophe David. Le Promeneur, 2009.

Un homme et une femme se sont aimés en 1969 ; puis se sont perdus de vue et ont fait leur vie chacun de son côté. Un hasard les fait se retrouver trente-cinq ans plus tard. Non, ce ne sera ni un second coup de foudre ni un remake de la Femme d’à côté, quoique la tension passionnelle demeure latente entre ces deux êtres que caractérise une grande lucidité. Le narrateur est écrivain. Son récit est saturé de références littéraires et cinématographiques (de Douglas Sirk à Jacques Tourneur en passant par Mitchell Leisen et Alain Resnais). Non par pédantisme mais parce qu’il est de ces êtres chez qui la fréquentation des œuvres se confond avec le tissu intime de l’existence, de sorte qu’à tout moment s’impose à sa mémoire le souvenir d’un vers, d’une ambiance de film faisant écho à sa vie présente. Au début, on est plutôt envoûté par ce monologue procédant par longues phrases sinueuses épousant les circonvolutions de la pensée du narrateur. Et puis, on finit par se demander où l’auteur veut en venir. Mais çà et là surgissent de beaux poèmes en prose :

Les rues nous emmènent à la rencontre de nous-mêmes, comme si la nuit barcelonaise était la nuit antillaise de tabac et de tambours de Vaudou de Jacques Tourneur, comme si le plein jour barcelonais était cette aube « claire et belle », avec le silence aujourd’hui inconcevable de l’aubade médiévale, dans laquelle Tirant sort à la recherche peut-être de Camesina, parce que notre histoire est aussi un roman de chevalerie, et nous marchons, hypnotisés par nous-mêmes – par ce que nous sommes, et par nos mots, dits comme s’ils étaient des talismans –, sans pesanteur à travers les trottoirs, transportés, hallucinés et pourtant, en même temps, horriblement lucides : c’est C., c’est moi, c’est nous deux, côte à côte, main dans la main, enveloppés dans la coquille noire de la nuit, dans la lumière fausse des néons, dans le masque de cire ou le grand masque de liège de la tombée du jour. Il commence à faire sombre : en même temps en 1969 et aujourd’hui.

 

Benoît Duteurtre, Dictionnaire amoureux de la Belle Époque et des Années folles. Plon, 2022.

Généralement peu client de la formule des dictionnaires amoureux, j’ai été séduit par le livre que consacre Benoît Duteurtre aux années 1890-1930. À cela, plusieurs raisons. La plume fluide de l’auteur confère à la lecture autant d’intérêt que d’agrément. Sa maîtrise du sujet ne fait aucun doute, en particulier sa culture musicale qui embrasse le spectre entier du genre, depuis la musique savante jusqu’au café concert. Richard Strauss, Duke Ellington et Dranem sont traités avec une égale compétence – et une égale sympathie. L’indifférence aux frontières entre les arts, à la hiérarchie scolaire des genres, l’attention aux croisements esthétiques et sociaux auxquels l’époque fut propice suggèrent de même des rapprochements qui l’éclairent tout entière : « Le plaisir du jeu, le sens de l’ironie qui inspirent Apollinaire ou Ravel, Maurice Leblanc les a appliqués au roman policier. » On pourra regretter le point de vue franco-centré et s’étonner de quelques absences mais l’approche subjective est la loi du genre ; et si l’auteur emploie fréquemment la première personne pour exprimer une préférence ou évoquer les circonstances d’une découverte, on lui sait gré de ne pas se faire valoir aux dépens de son sujet. Enfin, une idée anime le livre, un point de vue unifie le désordre obligé des notices. On a coutume d’opposer terme à terme la Belle Époque et les Années folles, le foisonnement végétal du modern style et la ligne claire de l’Art déco. Benoît Duteurtre s’emploie au contraire à mettre en valeur la continuité qui unit ces deux époques, de part et d’autre de la grande saignée de la Première Guerre mondiale.


Dimanche 5 mars 2023 | Au fil des pages | Aucun commentaire


Mise en abyme

En 1936, dans le village de Bourton-on-the-Water (Gloucestershire), le propriétaire de The Old New Inn, C.A. Morris, entreprit dans le jardin de son auberge la construction d’une maquette de sa localité, dans le but d’attirer la clientèle de passage. Les travaux, menés à bien avec l’aide de huit artisans locaux, s’échelonnèrent sur quatre ans. Cependant, le village miniature fut officiellement inauguré en 1937, à l’occasion des cérémonies de couronnement de George VI.

La maquette reproduit minutieusement, à l’échelle de 1:9, la centaine d’édifices du cœur historique de Bourton-on-the-Water, ses rues, les ponts enjambant sa rivière, ses bancs publics, ses boîtes aux lettres et sa végétation. Elle inclut donc l’auberge The Old New Inn, son jardin… et son village miniature (à l’échelle de 1:81). Ce deuxième modèle réduit comporte à son tour une troisième réplique du village, d’une longueur de 30 cm (échelle : 1:729). Cette dernière maquette contient à nouveau un minuscule modèle réduit (simplement peint) du village.

Le village miniature de Bourton-on-the-Water passe pour être le premier ouvrage du genre en Angleterre, honneur qu’il dispute à celui de Bekonscot (Buckinghamshire), dont la construction fut entreprise en 1929 mais qui ne fut achevé qu’à la fin du XXe siècle.

Il a changé de propriétaires à quelques reprises au cours de son histoire. Tous ont eu à cœur de préserver avec soin la maquette et de la mettre à jour, en modifiant notamment les enseignes des commerces pour qu’elles demeurent conformes à la réalité. L’entretien de l’ouvrage occupe quatre personnes, dont une paysagiste chargée de la végétation naine.

Bourton-on-the-Water attire chaque année cent mille visiteurs.



Mercredi 1 mars 2023 | Choses anglaises | Aucun commentaire


Lectures expresses

Agatha Christie, le Couteau sur la nuque (Lord Edgware Dies, 1933). Traduction de Louis Postif. Librairie des Champs-Élysées, « Le Masque », 1939.

Agatha Christie recourt fréquemment au principe de substitution : le meurtrier s’est grimé pour se faire passer pour un autre ; la victime – éventuellement défigurée – n’est pas celle qu’on croyait. Ce principe, la romancière n’en est pas l’inventrice : Conan Doyle, Chesterton et la baronne Orczy l’avaient mis en œuvre avant elle. Mais, fidèle à son habitude, elle s’est attachée à en tirer des variations inédites. Dans le Couteau sur la nuque, la révélation de la substitution n’est ni le fruit d’un coup de théâtre ni celui d’un patient travail d’enquête : il est avéré d’emblée que A s’est fait passer pour B. Là gît précisément l’astuce : ce mystère étant éventé d’entrée de jeu, notre attention s’oriente vers d’autres pistes sans en creuser davantage les implications. À savoir que si A s’est fait passer pour B, cela signifie en retour que B s’est fait passer pour A, et que leur place respective sur l’échiquier n’était pas là où on les croyait. La permutation de A et de B est moins une fausse piste que la tache aveugle du récit. La vérité était si flagrante que nous ne l’avons point vue. Ajoutons que l’histoire se déroule dans le monde du théâtre, royaume par excellence du faux-semblant.

 

Denis Cosnard, le Paris de Georges Perec. La Ville mode d’emploi. Parigramme, 2022.

En attendant la parution annoncée d’une nouvelle biographie de Georges Perec par Claude Burgelin, voici un album bien documenté et fort agréablement rédigé sur le lien profond qui unissait l’écrivain à sa ville (le possessif n’est pas trop fort). « La ville n’est pas qu’un décor. De texte en texte, Perec la prend comme cadre de ses récits, mais aussi comme terrain de jeu, d’expérimentation, un “petit bout d’espace” qui mérite d’être examiné, cartographié méthodiquement, questionné jusqu’à l’épuisement. » L’ouvrage est conçu comme un inventaire chronologique des lieux-clés de la vie et de l’œuvre de Perec : domiciles, établissements scolaires, lieux de travail, places, cafés, brasseries et cinémas de prédilection, domiciles des compagnes et des amis… incluant bien sûr les douze sites élus pour le vaste chantier de Lieux, projet finalement abandonné mais qui n’a cessé d’irriguer souterrainement d’autres livres. Il ne s’agit pas seulement d’un parcours biographique. Chaque livre de Perec paru de son vivant est analysé chemin faisant sous l’angle parisien, en des notices alliant la pertinence à la concision. L’œuvre entière de l’écrivain se voit placée justement sous le double signe du manque et du faux. La très belle iconographie parachève la réussite de l’ensemble.


Dimanche 26 février 2023 | Au fil des pages | 3 commentaires


Serendipity

Si je n’avais pas été voir un mauvais film sur la foi de critiques laudatrices, je ne serais jamais passé par cette rue à l’écart de mes circuits et ne serais pas entré dans cette minuscule librairie d’un autre âge, dont l’aimable tenancière paraissait avoir depuis longtemps renoncé à dompter l’invraisemblable désordre. Je n’y aurais pas trouvé le catalogue raisonné de l’œuvre de Pontormo, traqué en vain depuis des années, les rares exemplaires en circulation étant proposés à des prix de spéculation délirants sur internet.

J’adresse donc ma gratitude aux critiques de cinéma qui recommandent de mauvais films. Vous avez fait mon année.


Mercredi 22 février 2023 | Au fil des pages | Aucun commentaire


Lectures expresses

Somerset Maugham, la Ronde de l’amour (Cakes and Ale, 1930). Traduction d’E.R. Blanchet. 10/18, « Domaine étranger », 1989.

Somerset Maugham est généralement meilleur nouvelliste que romancier. La Ronde de l’amour dément cet énoncé, tant l’écrivain maintient d’un bout à l’autre de ce roman point trop long l’allant d’écriture de ses meilleures nouvelles. La narration oscille en souplesse entre le présent et le passé. Elle entrelace étude du monde littéraire londonien (son réseautage acharné, sa course à la notoriété), peinture d’un milieu campagnard et portrait d’une femme libre et « de mœurs légères » dont le narrateur défend la mémoire contre la réprobation ambiante. Au passage, fine analyse de la manière dont se construisent une réputation littéraire et la figure posthume d’un « grand écrivain », avec beaucoup de mensonges par omission à la clé. C’est souvent drôle, dans un registre plus malicieux que satirique, mais il y a aussi la mélancolie du temps qui passe.

 

Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux, Aux origines de la pop culture. Le Fleuve Noir et les Presses de la Cité au cœur du transmédia à la française, 1945-1990. La Découverte, 2022.

Essai épatant par la documentation, l’alacrité du style et l’acuité d’analyse d’un moment charnière de la littérature et de l’édition populaires, inséparable des Trente Glorieuses et qui s’engloutit avec elles. Étudiant de front l’acclimatation française de modèles narratifs et sériels américains, les pratiques éditoriales et contractuelles, le système d’écriture à la chaîne et les stratégies industrielles de mise en marché du Fleuve Noir et des Presses de la Cité, Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux lient intelligemment l’histoire de ces deux maisons emblématiques au contexte historique qui vit leur naissance, leur apogée et leur déclin, sans faire de sociologie au rabais. La période qu’ils considèrent fut en somme le dernier grand moment où l’appétit de fiction – en tant que phénomène de masse – trouva à s’assouvir par la lecture – quelques décennies avant l’essor des séries et des plateformes.

 

Isabelle Olivero, les Trois Révolutions du livre de poche. Une aventure européenne. Sorbonne Université Presse, 2022.

Une déception, passé l’introduction vivante et prometteuse. C’est que le titre ne correspond pas exactement au contenu du livre, qui est plutôt une histoire factuelle de la notion de collection éditoriale et de ses incarnations multiples du XVIe siècle à nos jours, en ce compris les formats portatifs, puis de poche proprement dits. Isabelle Olivero maîtrise à coup sûr les données de son sujet, et chacun comblera chemin faisant ses lacunes en matière d’histoire de l’édition. Mais contrairement au livre d’Artiaga et Letourneux, on cherche en vain, derrière la masse d’informations, un point de vue.




Doigts de fée

« [Saint-Sulpice après la guerre] était un quartier où il y avait encore énormément de magasins de curés, et les monteuses de cinéma allaient s’acheter des gants d’évêque, dans une soie extrêmement mince, parce que pour tenir la pellicule, ces gants étaient d’une très grande sensibilité au doigt. »

Jacques Laurent

Christophe Mercier, Conversations
avec Jacques Laurent
, Julliard, 1995


Barbara McLean (1903-1996), chef-monteuse à la Fox


Jeudi 5 janvier 2023 | Grappilles | Aucun commentaire