Lectures expresses
Henry James, Greville Fane (1892). Dans Complete Stories, 1892-1898 (Library of America, 1996).
Belle nouvelle recommandée par une jamesienne émérite de mes amies, que je remercie.
Greville Fane appartient à l’abondant corpus des récits de James consacrés à des écrivains ou des peintres, prétextes à une réflexion sur la création artistique.
Greville Fane vient de mourir. C’était une écrivaine populaire mais médiocre, connue pour ses romans sentimentaux. Elle était aussi la mère de deux enfants, un frère et une sœur, à présent jeunes adultes, dissemblables et rivaux. Le narrateur se voit confier la rédaction d’une nécrologie de la défunte, qu’il fréquentait de loin. Comme il advient souvent chez James, ledit narrateur occupe une position périphérique, de sorte que les faits nous parviennent filtrés par sa perception, à la fois lucide et incomplète. L’intrigue explore les thèmes de l’authenticité artistique et de la tension entre le succès commercial et l’intégrité littéraire. Greville Fane est dépeinte comme une figure à la fois tragique et légèrement ridicule, dont le talent limité contraste avec les aspirations littéraires élevées. À travers son personnage, James critique subtilement le marché littéraire de son époque. Mais on décèle aussi entre les lignes son propre rapport ambigu à la reconnaissance et au succès, à la fois ardemment désiré, jalousé chez autrui, et honni, parce que synonyme à ses yeux de compromission.
Curieusement, on est tenté de rapprocher le personnage de Greville Fane de celui de la romancière à succès Matilda Cadbury, finement dépeint par Anthony Trollope dans The Way We Live Now, en des termes comparables : même lucidité de la protagoniste sur les limites de son talent – qu’elle n’a d’autre choix cependant que d’exercer pour des raisons de survie financière, de sorte qu’elle assume et défend son activité contre le jugement condescendant de critiques highbrow –, considérations analogues sur les transformations du marché littéraire au XIXe siècle. (De quoi faire se retourner James dans sa tombe, lui qui méprisait cordialement Trollope !)
Once I met her at the Academy soirée, where you meet people you thought were dead.
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[À propos de la fille de Greville Fane]
Her smile was the dimmest thing in the world, diluted lemonade, without sugar, and she had arrived precociously at social wisdom, recognising that if she was neither pretty enough nor rich enough nor clever enough, she could at least in her muscular youth be rude enough.
La nature imite l’art
J’étais fascinée par l’étrangeté de mon travail. Je ne prenais pas de notes du tout, mais presque chaque soir je travaillais à mon roman et les idées de la journée se rassemblaient pour former ces deux personnages féminins que j’ai créés dans Warrender Chase, Charlotte et Prudence. Non que Charlotte fût entièrement fondée sur Beryl Times, bien loin de là. Et ma Prudence très âgée n’avait rien à voir avec une réplique de la maman de Sir Quentin. La méthode par laquelle je créais mes personnages était instinctive, c’était la somme de mon expérience globale d’autrui et de mon propre être en puissance ; et il en a toujours été ainsi. Parfois je ne rencontre réellement un personnage que j’ai créé dans un roman qu’un certain temps après que le roman a été écrit et publié. Et en ce qui concerne mon personnage de Warrender Chase lui-même, j’en avais déjà dessiné les grandes lignes de manière définitive longtemps avant d’avoir rencontré Sir Quentin.
Muriel Spark, Intentions suspectes (Loitering with Intent, 1981).
Traduit de l’anglais par Alain Delahaye.
Fayard, 1983.
Cartolinas

Manie d’un autre temps : faire moisson de cartes postales partout où l’on passe. Les étaler au retour, les contempler longuement pour revivre les épisodes du voyage, puis les classer dans de fines enveloppes qu’on ressortira parfois des boîtes à chaussures où on les entrepose.
Cet article tendant à se raréfier faute de clientèle – qui envoie encore des cartes postales ? –, il y a un plaisir secret à découvrir, à l’ombre d’une cathédrale, au fond d’une église ou d’un petit musée de province, une boutique d’autrefois survivant vaille que vaille, toujours tenue par une charmante vieille dame, où l’on peut faire emplette de cartolinas. Le voyage dans l’espace se double alors d’un voyage dans le temps.

La Camera di San Paolo

À Parme, la Camera di San Paolo du Corrège, au programme si complexe qu’il ne faut pas moins de cent vingt pages à Panofsky pour l’élucider, sur le mode d’une patiente et captivante enquête iconologique.
Réalisées en 1518-1519, ces fresques sont une commande de l’abbesse Giovanna da Piacenza, femme d’esprit au caractère trempé, éprise d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs ecclésiastique et politique. Leur aspect de « rébus mythologique » a longtemps défié l’interprétation. Plusieurs historiens d’art, faute d’y trouver une signification allégorique ou symbolique claire, en avaient conclu à l’absence de programme iconographique précis, suggérant que le peintre avait simplement laissé libre cours à son imagination en s’inspirant de la mythologie classique. Panofsky formule l’hypothèse inverse : les « particularités des fresques du Corrège, que l’historien d’art moderne a tendance à relever comme des anomalies ou à condamner comme de pures erreurs, pourraient bien être le produit non d’un manque, mais d’un excès de connaissance et de sophistication intellectuelles ».
Non point fantaisie de peintre, donc, mais au contraire œuvre excessivement savante, nourrie d’une érudition rare et parfois même obscure, caractéristique des cercles lettrés du nord de l’Italie qui avaient chacun leurs particularismes locaux – ainsi, à Parme, un intérêt marqué pour l’emblématique et la numismatique.
Cette interprétation suppose, de la part de la commanditaire, non seulement une parfaite connaissance de l’érudition classique mais aussi un goût prononcé pour les jeux d’esprit et la mystification. Nous ne devons cependant pas oublier que dans le milieu où évoluait Giovanna da Piacenza – patrie des livres d’emblèmes et des traités d’imprese – la bonne société, largement dominée par les intellectuelles, prenait un plaisir particulier à se livrer à une sorte de mélange d’érudition, d’agudeza et d’espièglerie.
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Les peintures qui décoraient les demeures des nobles de la Renaissance – et cela concernait surtout le milieu de l’Italie du Nord – tendaient à être délibérément hermétiques. Comme les motti et les imprese auxquels elles se rattachaient si souvent, elles devaient être hors de portée du « vulgaire » ; une interprétation, que nous serions enclins – nous qui sommes inévitablement « vulgaires » dans cet environnement qui nous est étranger – à rejeter parce que tirée par les cheveux et même bizarre, peut donc avoir plus de chance d’être juste qu’une autre qui nous semblerait d’emblée convaincante, voire évidente.
Erwin Panofsky, Corrège. La Camera di San Paolo à Parme (1961).
Traduit de l’anglais par Marie-Claude Pouvesle.
Hazan, 1996, rééd. 2014.


Trompe-l’œil


Mantoue. Mantegna, Chambre des époux.

Mantoue. Palazzo Te, salle des chevaux,
sous la direction de Giulio Romano.


Bologne. Basilique San Paolo Maggiore,
voûte spectaculaire peinte par Antonio et Giuseppe Rolli.