Intrigues à Venise

De John Berendt, j’avais beaucoup aimé Minuit dans le jardin du bien et du mal, lu après la vision du film de Clint Eastwood (avec pas mal d’admiration rétrospective pour le travail du scénariste John Lee Hancock, qui avait réussi là l’adaptation d’un ouvrage a priori inadaptable). D’un séjour de huit ans à Savannah (Georgie), Berendt avait rapporté un livre plein d’intérêt : livre sans véritable intrigue, entre libre promenade et reportage romancé, qui nous familiarisait par petites touches avec l’histoire, les idiosyncrasies, les rites sociaux et les dessous d’une communauté singulière, peuplée de sympathiques excentriques.

Onze ans plus tard, la Cité des anges déchus applique à Venise la même méthode d’investigation flâneuse, avec un bonheur plus inégal. Entre les deux livres, les ressemblances abondent. La Sérénissime, comme Savannah, est dépeinte comme un microcosme qui paraît s’être arrêté dans le temps et vivre en quasi-autarcie dans la perpétuation de son riche passé; sa vie sociale, qui dissimule bien des secrets derrière ses façades, repose pareillement sur un jeu consenti avec le mensonge et l’apparence [1]. L’auteur-narrateur, arrivé en touriste trois jours après l’incendie de l’Opéra de la Fenice, s’y installe pour plusieurs années. De ce narrateur, nous n’apprendrons pas davantage que dans Minuit, sinon que sa position d’outsider et sa candeur (feinte ou réelle ? un peu des deux) lui permettent une fois de plus de se faire adopter de la bonne société et de recueillir des uns et des autres — expatriés américains, artistes mondains, nobles fanés, notables, petits commerçants et artisans vénitiens — des confidences souvent contradictoires. Enfin, une affaire criminelle sert dans les deux livres de fil conducteur à une narration qui procède par juxtaposition de rencontres, de portraits, d’anecdotes et de conversations ; cependant, il faut avouer que l’incendie de la Fenice, malgré les zones d’ombre subsistant au terme d’une longue enquête riche en péripéties et d’un procès qui se soldera par la condamnation de quelques lampistes, est un ressort dramatique moins puissant que le meurtre en état de légitime défense autour duquel était construit Minuit.

Mais le principal « problème » du livre, c’est au fond Venise elle-même, la ville-cliché, le piège à écrivain par excellence. On avait, avant Minuit, écrit peu de choses sur Savannah, tandis que la littérature consacrée à la Cité des doges pourrait remplir plusieurs bibliothèques. Cette difficulté, Berendt l’énonce et l’affronte loyalement d’entrée de jeu, sans tout à fait la surmonter ni toujours éviter l’effet carte postale. Il n’est certes pas le premier — ni sans doute le dernier — à qui la Sérénissime résiste en paraissant s’offrir, mais il n’en reste pas moins qu’on termine la lecture avec l’impression que l’« âme » vénitienne a mystérieusement échappé à ses filets, là où Minuit donnait le sentiment d’avoir capturé de l’intérieur l’atmosphère si particulière de Savannah.

Cela étant, Berendt demeure un excellent conteur et portraitiste. Ses pérégrinations l’amènent à croiser de merveilleux excentriques, depuis le fils à papa attendant dans son palais Renaissance l’arrivée des extraterrestres jusqu’au riche fabricant de la mort-aux-rats la plus vendue au monde, Massimo Donadon, qui adapte ses préparations aux préférences gastronomiques locales de ces aimables rongeurs [2]. Et c’est avec gourmandise qu’il débrouille le réseau d’intrigues qui font le sel de la vie vénitienne : querelle fratricide d’héritage autour d’une verrerie séculaire, guéguerres intestines de l’organisation Save Venice, sans oublier un chapitre remarquable — le plus réussi du livre — consacré à l’imbroglio navrant de la succession Ezra Pound, qui voit un couple d’arrivistes tenter de faire main basse sur les papiers du poète en abusant de la confiance de sa vieille compagne — affaire que notre auteur met très joliment en écho avec les Papiers de Jeffrey Aspern, petit chef-d’œuvre qu’Henry James écrivit justement à Venise. Ici, comme dans Minuit, Berendt n’a pas son pareil pour enquêter, confronter les versions des uns et des autres et suggérer le caractère ambigu, ondoyant et finalement insaisissable de la vérité.

John BERENDT, la Cité des anges déchus (The City of Falling Angels). Traduction de Pierre Brévignon. L’Archipel, 2007, 391 p.

1. Aux premières pages du livre, le comte Marcello, réinventant le paradoxe des Crétois, énonce l’axiome suivant : « Nous autres, Vénitiens, ne disons jamais la vérité. Il faut toujours comprendre le contraire de nos paroles. » Y compris donc celles qu’il vient de prononcer.
2. Ses théories — complaisamment exposées au cours d’un dîner chic pendant que sa voisine devient verte en l’écoutant — méritent un extrait.

— Mes adversaires abordent la mort-aux-rats sous le mauvais angle. Ils étudient les rats. Moi, j’étudie les gens… Les rats mangent ce que les humains mangent.
Je baissai les yeux sur mon fegato alla veneziana et vis soudain mon repas sous un jour nouveau.
— Les rats de Venise aimeraient beaucoup ce que vousêtes en train de manger, poursuivit-il, parce qu’ils ont l’habitude de ce genre de nourriture. Les rats allemands, eux, n’en auraient que faire. Ils préfèrent la nourriture de leur pays : wurstel, escalopes viennoises… C’est pourquoi ma mort-aux-rats allemande contient 45% de graisse de porc. Ma mort-aux-rats française contient du beurre. En Amérique, j’ajoute de la vanille, du muesli, du pop-corn et très peu de margarine car les Américains mangent très peu de beurre. […] Pour Bombay, j’ajoute du curry. Pour le Chili, de la farine de poisson. Les rats s’adaptent très vite. Si leurs hôtes décident de se mettre au régime, les rats font de même. J’ai trente bureaux de recherche dans le monde qui sont chargés de mettre à jour les saveurs et les parfums de ma mort-aux-rats pour qu’ils correspondent aux dernières modifications de l’alimentation humaine.
[…] Or, de nos jours, les rats n’ont jamais été aussi bien nourris parce que nous produisons plus de déchets que jamais. Alors, ils sont devenus très exigeants sur leur nourriture. Dans les années cinquante, les gens jetaient 0,5% de ce qu’ils consommaient. Aujourd’hui, ce pourcentage est monté à 7%, et c’est un festin ininterrompu pour les rats. Mon défi, c’est de rendre ma mort-aux-rats plus appétissante que les déchets. Car ce sont eux, les déchets, mes principaux concurrents.


Lundi 5 novembre 2007 | Au fil des pages |

Un commentaire
Laisser un commentaire

Merci pour ce papier O combien intéressant & utile. Ayant adoré “Minuit…” ça faisait un moment que je tournais autour de celui-ci sans trop savoir quoi faire. C’est chose faite maintenant.

Commentaire par Lazare 11.08.07 @ 9:18



(requis)

(requis, ne sera pas affiché et restera top secret)