Une filiation
Les filiations littéraires sont imprévisibles. De passage à Londres à l’automne 1910, Maurice Maeterlinck rend visite à J.M. Barrie et lui dit toute l’admiration qu’il porte à Peter Pan. Au terme de leur long entretien, le dramaturge belge laisse une trace de son passage en écrivant au crayon noir sur un lambris du bureau de Barrie :
« Hommage au père de Peter Pan, grand-père de l’Oiseau bleu. »
(Source : François Rivière, J.M. Barrie, l’enfant qui ne voulait pas grandir, Calmann-Lévy, 1991.)
Leur chamade
Belle surprise que ce roman si calmement à l’écart des modes françaises. Ce n’est ni une autofiction règlement de comptes sur fond de viol ou d’inceste ni un exercice de sociologie de comptoir à base de fait divers illustrant l’aliénation des dominés. On respire.
Leur chamade mêle architecture et cinéma en faisant dialoguer trois époques, la fin des années 1960, les années 1990 et la période immédiatement contemporaine. Sur quoi se greffent des thèmes apparemment bateaux, le deuil et un scandale à la #MeToo, mais traités sans moralisme niais, en contournant élégamment les poncifs qui leur sont associés.
À la mort de sa mère Jacqueline, Edwige Sallandres retrouve et relit le journal de jeunesse qu’avait tenu celle-ci sur le tournage de la Chamade d’Alain Cavalier (film tiré d’un roman de Françoise Sagan), où elle était scripte assistante. Tout à la fois journal de tournage, journal intime et chronique en pointillé des événements de mai 68, ce document a pour Edwige valeur de récit fondateur, puisque c’est sur le plateau de la Chamade que se sont rencontrés ses parents.
À distance, il apparaît que ce film signait la fin d’une époque : production de luxe à vedettes mettant en scène de riches oisifs, anachronique à sa date alors qu’à l’extérieur des studios la société française s’embrasait ; moment de crise existentielle pour Alain Cavalier dont ce fut le dernier film réalisé dans un cadre de production traditionnel à l’intérieur duquel il étouffait de plus en plus. S’ensuivit un silence de huit ans, avant le rebond du Plein de super, commencement de sa « deuxième période » (tournages légers, semi-improvisés, coscénarisation avec ses interprètes).
Trente ans plus tard, Edwige est devenue architecte, accomplissant par là la vocation rentrée de son père. Diverses circonstances l’obligent à renouer sans gaieté de cœur avec son ex-mentor et amant, Daniel Giesbach, architecte non conformiste aussi brillant qu’insupportable (sa fureur au seul énoncé de l’expression « geste architectural » nous rend cependant sympathique cet homme invivable au quotidien). Ces retrouvailles à couteaux tirés les amènent néanmoins à reprendre un rituel de leur vie passée : rouler sans fin la nuit dans un Paris fantomatique, en faisant des haltes devant les immeubles qu’ils aiment et désirent se montrer l’un à l’autre.
On a aimé le classicisme sans âge de l’écriture de Jean-Pierre Montal, la maîtrise invisible avec laquelle il entrecroise les fils de sa tapisserie. Entre le roman de Sagan, le film de Cavalier et l’épisode contemporain, la narration ménage un jeu d’échos subtil. Une robe d’Yves Saint Laurent joue un rôle d’« objet symbolique » à signification plurielle sans rien perdre de sa présence matérielle, de l’éclat de sa couleur et de la texture de son étoffe : on reconnaît là un procédé cinématographique, dont le romancier réussit la transposition littéraire. Montal opère en outre avec succès la greffe d’un matériau documentaire sur une trame romanesque – on sait combien cet exercice demande du doigté 1. La saisie de l’ambiance de tournage de la Chamade, la peinture fugitive de personnages réels – outre Cavalier : Florence Malraux, Catherine Deneuve, Michel Piccoli – sont convaincantes, les dialogues sonnent juste. Parallèlement, l’évocation du parcours personnel et professionnel d’Edwige donne lieu à des aperçus captivants sur la splendeur et les misères du métier d’architecte (l’enfer des BTP, des appels d’offre, des chantiers dantesques), les querelles d’égos, les débats esthétiques, politiques et sociaux agitant ce petit monde, de même qu’à l’éloge d’une lignée souterraine d’architectes français ayant pour nom Pierre Dufau, Jean Dubuisson, Fernand Pouillon, Claude Parent et Roland Simounet – et qui appartiennent, à l’instar de la Chamade, à un temps révolu, bientôt oublié. Chemin faisant, on est amené à établir un parallèle entre un tournage de film et un chantier architectural : deux types d’ouvrages reposant sur un travail collectif, et qui menacent à tout moment d’échapper au contrôle de leur maître d’œuvre. On se demande aussi si, en rendant hommage aux architectes mentionnés ci-dessus – tous ennemis d’un exhibitionnisme de créateur, soucieux de cohérence interne et d’une intégration organique de chacun de leurs bâtiments à son environnement –, Jean-Pierre Montal n’esquisse pas entre les lignes sa propre poétique de romancier. Mais il importe de dire combien ces éléments n’ont rien de didactique ni de plaqué sur la fiction, parce qu’ils sont intimement tressés à la trame émotionnelle du livre, à l’élan intérieur des personnages, à leur manière d’être au monde.
Leur chamade est de ces livres dont l’écho perdure au-delà de la dernière page. Il donne envie d’en prolonger la lecture dans la vie réelle, par la déambulation. On se promet d’y relever les adresses des immeubles aimés par Edwige Sallandres et Daniel Giesbach pour aller les contempler à son tour lors d’un prochain séjour parisien.
1. On rapprochera à cet égard Leur chamade du Figurant de Didier Blonde (Gallimard), évocation romancée du tournage de Baisers volés, qu’on recommande aussi.
Jean-Pierre Montal, Leur chamade, Séguier, « l’Indéfinie », 2023, 246 p.
Lectures expresses
Agatha Christie, l’Affaire Prothero (Murder at the Vicarage, 1930). Traduction de Claude Pierre-Langers. Librairie des Champs-Élysées, « Club des Masques », 1967.
Il est toujours difficile de rendre un compte précis d’un whodunit sans en éventer l’intrigue. Voici donc quelques remarques périphériques.
1. L’Affaire Prothero est le premier roman mettant en scène Miss Marple. Par coïncidence ou non, la clé du mystère obéit au même schéma que celle de la Mystérieuse Affaire de Styles, première enquête d’Hercule Poirot.
2. Le personnage de Miss Marple y apparaît plus vinaigré que l’image qu’on s’en fait. La vieille fille et commère de village, toujours furetant et surgissant au moment le moins opportun, n’est pas entièrement sympathique – par moments légèrement inquiétante – et casse gentiment les pieds à son entourage. C’est intéressant (et ici encore, un parallèle à faire avec l’insupportable Poirot). Il me semble qu’Agatha Christie a par la suite pastellisé son personnage pour en faire l’archétype de la vieille dame excentrique et malicieuse de province.
3. Agatha Christie appartient à la troisième génération – au moins – d’auteurs de romans policiers. Elle a une conscience très nette de sa place dans l’histoire d’un genre déjà constitué. De là, notamment : a) un certain goût pour le pastiche, par exemple dans le recueil Le crime est notre affaire dont chaque nouvelle est un hommage à un prédécesseur ou un contemporain. La possibilité d’un tel exercice suppose à sa date (1929) une culture partagée du genre par la romancière et son lectorat. b) le désir d’élargir le cadre du genre en proposant constamment de nouveaux prototypes (par exemple : Dix Petits Nègres, le Meurtre de Roger Ackroyd, le Crime de l’Orient-Express, La mort n’est pas une fin 1).
Cette conscience se répercute dans la fiction : les personnages de Christie ont lu, eux aussi, des romans policiers ! et y font souvent allusion (quand ils ne s’en inspirent pas pour commettre un crime, par exemple dans le Vallon). Dans l’Affaire Prothero, reviennent comme un refrain des propos tels que (en substance) « Nous ne sommes pas dans un roman policier » ou « Cela se passe ainsi dans les romans policiers mais il n’en va pas de même dans la réalité » – manière habile de renforcer l’effet de réalité, comme lorsque le narrateur d’une fiction romanesque affirme : « C’est une histoire vraie que je raconte. »
1. La mort n’est pas une fin est situé dans l’Égypte antique. Agatha Christie invente, quelques années avant Robert Van Gulik, un sous-genre, le roman policier historique, promis des décennies plus tard à un grand succès populaire et commercial.
Craig Rice
Elle procéda à des mélanges inquiétants.
– Ma propre invention, pépia-t-elle. J’appelle ça «Cœurs en flammes».
À la première gorgée, Jake se rendit nettement compte que si son cœur n’était pas touché, des flammes lui sortaient en tout cas par les oreilles.
***
Elle leur avança des sièges, leur tendit des cendriers en forme de petits poissons et leur versa un whisky tellement corrosif que tous les plombages de Jake se désagrégèrent.
***
– Bonne idée d’être venus ! clama cordialement Malone. Nous avons le temps de prendre un verre ensemble avant de partir pour Crow Point !
Il disparut dans la cuisine avec Hélène et tous deux se mirent en devoir de concocter une boisson rafraîchissante dont ils voulurent bien communiquer la recette. Il s’agissait de gin, additionné de gin, aromatisé au gin, et dans lequel ils ajoutèrent, juste au moment de servir, une tombée de gin.
***
Jake et Malone décidèrent qu’il était grand temps de la rejoindre.
– Vous buvez de la bière ? s’enquit Malone.
– Pour mon petit déjeuner, acquiesça-t-elle.
– Rien de tel que la bière au petit déjeuner, approuva l’avocat.
– N’est-ce pas ? fit-elle avec un sourire extatique. Voyez-vous, Malone, il y a des jours où j’adore la bière au petit déjeuner, et d’autres jours où alors, là, carrément, j’adore la bière au petit déjeuner.
– Je vous comprends. Notez que moi, la plupart du temps, j’aime autant avoir le petit déjeuner au petit déjeuner, sauf, bien entendu, les jours de galas, quand je préfère avoir le petit déjeuner au petit déjeuner.
Craig Rice, Justus, Malone & Co. (Eight Faces at Three, 1939).
Traduction de Michel Averlant. Le Masque, 1986.
Justus, Malone & Co. est un morceau de choix pour notre rubrique « Le coin du Captain Cap ». On y picole autant que dans un roman de Jonathan Latimer. Les quelques citations ci-dessus n’en donnent qu’un faible aperçu. Ce roman, le premier de Craig Rice, est aussi le premier du cycle Malone, avocat aussi débraillé qu’efficace, dont les connaisseurs s’accordent à dire que le meilleur est Malone quitte Chicago. L’histoire démarre dans une ambiance de cauchemar gothique avant de virer au whodunit désinvolte et marrant. Craig Rice a trouvé d’emblée son ton, fait d’un alliage de roman de détection à l’anglaise et de screwball comedy américaine. On la surnomma la « Dorothy Parker du roman de détection ». Ces étiquettes commodes sont toujours réductrices. Néanmoins, ça n’est pas mal vu.
Morte à quarante-neuf ans d’une surdose de barbituriques et d’alcool, Georgiana Ann Randolph Craig, dite Craig Rice, eut le temps d’écrire une vingtaine de romans et de rapetasser une poignée de scénarios lors d’un bref passage à Hollywood 1, d’avoir quatre maris, trois enfants, de nombreuses liaisons et une vie sociale trépidante. Cyclothymique de première force (on ne disait pas encore maniaco-dépressive), elle écrivait plusieurs romans par an dans une sorte de transe. « Sans aucun plan, et sans la moindre esquisse de personnage, elle se mettait à la machine et tapait jusqu’à l’épuisement. Ces périodes de travail forcené pouvaient durer plusieurs jours et nul ne la voyait plus jusqu’à ce qu’elle émerge de son bureau, un manuscrit bouclé sous le bras. » (Jeffrey Marks.)
1. À Hollywood, elle fraternisa avec George Sanders. Elle est notoirement l’auteure véritable des deux romans policiers parus sous le nom du comédien pour raisons commerciales.