Bruxelles, hôtel Bedford
Agatha Christie, l’Affaire Prothero (Murder at the Vicarage, 1930). Traduction de Claude Pierre-Langers. Librairie des Champs-Élysées, « Club des Masques », 1967.
Il est toujours difficile de rendre un compte précis d’un whodunit sans en éventer l’intrigue. Voici donc quelques remarques périphériques.
1. L’Affaire Prothero est le premier roman mettant en scène Miss Marple. Par coïncidence ou non, la clé du mystère obéit au même schéma que celle de la Mystérieuse Affaire de Styles, première enquête d’Hercule Poirot.
2. Le personnage de Miss Marple y apparaît plus vinaigré que l’image qu’on s’en fait. La vieille fille et commère de village, toujours furetant et surgissant au moment le moins opportun, n’est pas entièrement sympathique – par moments légèrement inquiétante – et casse gentiment les pieds à son entourage. C’est intéressant (et ici encore, un parallèle à faire avec l’insupportable Poirot). Il me semble qu’Agatha Christie a par la suite pastellisé son personnage pour en faire l’archétype de la vieille dame excentrique et malicieuse de province.
3. Agatha Christie appartient à la troisième génération – au moins – d’auteurs de romans policiers. Elle a une conscience très nette de sa place dans l’histoire d’un genre déjà constitué. De là, notamment : a) un certain goût pour le pastiche, par exemple dans le recueil Le crime est notre affaire dont chaque nouvelle est un hommage à un prédécesseur ou un contemporain. La possibilité d’un tel exercice suppose à sa date (1929) une culture partagée du genre par la romancière et son lectorat. b) le désir d’élargir le cadre du genre en proposant constamment de nouveaux prototypes (par exemple : Dix Petits Nègres, le Meurtre de Roger Ackroyd, le Crime de l’Orient-Express, La mort n’est pas une fin 1).
Cette conscience se répercute dans la fiction : les personnages de Christie ont lu, eux aussi, des romans policiers ! et y font souvent allusion (quand ils ne s’en inspirent pas pour commettre un crime, par exemple dans le Vallon). Dans l’Affaire Prothero, reviennent comme un refrain des propos tels que (en substance) « Nous ne sommes pas dans un roman policier » ou « Cela se passe ainsi dans les romans policiers mais il n’en va pas de même dans la réalité » – manière habile de renforcer l’effet de réalité, comme lorsque le narrateur d’une fiction romanesque affirme : « C’est une histoire vraie que je raconte. »
1. La mort n’est pas une fin est situé dans l’Égypte antique. Agatha Christie invente, quelques années avant Robert Van Gulik, un sous-genre, le roman policier historique, promis des décennies plus tard à un grand succès populaire et commercial.
Elle procéda à des mélanges inquiétants.
– Ma propre invention, pépia-t-elle. J’appelle ça «Cœurs en flammes».
À la première gorgée, Jake se rendit nettement compte que si son cœur n’était pas touché, des flammes lui sortaient en tout cas par les oreilles.***
Elle leur avança des sièges, leur tendit des cendriers en forme de petits poissons et leur versa un whisky tellement corrosif que tous les plombages de Jake se désagrégèrent.
***
– Bonne idée d’être venus ! clama cordialement Malone. Nous avons le temps de prendre un verre ensemble avant de partir pour Crow Point !
Il disparut dans la cuisine avec Hélène et tous deux se mirent en devoir de concocter une boisson rafraîchissante dont ils voulurent bien communiquer la recette. Il s’agissait de gin, additionné de gin, aromatisé au gin, et dans lequel ils ajoutèrent, juste au moment de servir, une tombée de gin.***
Jake et Malone décidèrent qu’il était grand temps de la rejoindre.
– Vous buvez de la bière ? s’enquit Malone.
– Pour mon petit déjeuner, acquiesça-t-elle.
– Rien de tel que la bière au petit déjeuner, approuva l’avocat.
– N’est-ce pas ? fit-elle avec un sourire extatique. Voyez-vous, Malone, il y a des jours où j’adore la bière au petit déjeuner, et d’autres jours où alors, là, carrément, j’adore la bière au petit déjeuner.
– Je vous comprends. Notez que moi, la plupart du temps, j’aime autant avoir le petit déjeuner au petit déjeuner, sauf, bien entendu, les jours de galas, quand je préfère avoir le petit déjeuner au petit déjeuner.Craig Rice, Justus, Malone & Co. (Eight Faces at Three, 1939).
Traduction de Michel Averlant. Le Masque, 1986.
Justus, Malone & Co. est un morceau de choix pour notre rubrique « Le coin du Captain Cap ». On y picole autant que dans un roman de Jonathan Latimer. Les quelques citations ci-dessus n’en donnent qu’un faible aperçu. Ce roman, le premier de Craig Rice, est aussi le premier du cycle Malone, avocat aussi débraillé qu’efficace, dont les connaisseurs s’accordent à dire que le meilleur est Malone quitte Chicago. L’histoire démarre dans une ambiance de cauchemar gothique avant de virer au whodunit désinvolte et marrant. Craig Rice a trouvé d’emblée son ton, fait d’un alliage de roman de détection à l’anglaise et de screwball comedy américaine. On la surnomma la « Dorothy Parker du roman de détection ». Ces étiquettes commodes sont toujours réductrices. Néanmoins, ça n’est pas mal vu.
Morte à quarante-neuf ans d’une surdose de barbituriques et d’alcool, Georgiana Ann Randolph Craig, dite Craig Rice, eut le temps d’écrire une vingtaine de romans et de rapetasser une poignée de scénarios lors d’un bref passage à Hollywood 1, d’avoir quatre maris, trois enfants, de nombreuses liaisons et une vie sociale trépidante. Cyclothymique de première force (on ne disait pas encore maniaco-dépressive), elle écrivait plusieurs romans par an dans une sorte de transe. « Sans aucun plan, et sans la moindre esquisse de personnage, elle se mettait à la machine et tapait jusqu’à l’épuisement. Ces périodes de travail forcené pouvaient durer plusieurs jours et nul ne la voyait plus jusqu’à ce qu’elle émerge de son bureau, un manuscrit bouclé sous le bras. » (Jeffrey Marks.)
1. À Hollywood, elle fraternisa avec George Sanders. Elle est notoirement l’auteure véritable des deux romans policiers parus sous le nom du comédien pour raisons commerciales.
L’un des plaisirs de l’amateur de livres d’occasion est celui qui consiste à trouver, entre deux pages de ses emplettes, quelque ephemera oublié : ticket de métro ayant servi de signet, billet de concert, liste d’épicerie, carte postale, feuillet publicitaire à la typographie désuète, pense-bête arraché à un carnet à spirale, voire même, plus rarement, un petit mot d’amour. Trouvaille minuscule, dépourvue de valeur marchande, chargée cependant d’une émotion légère. Notre exemplaire a eu une vie avant d’atterrir dans la nôtre. Une autre lectrice, un autre lecteur – peut-être morts à présent – l’ont tenu autrefois en main et y ont déposé cette trace modeste de leur existence. On leur imagine un visage, un caractère, un destin.
C’est en pensant à ce plaisir que naquit un jour dans mon chef un projet. Celui de collecter de tels bouts de papier sans valeur au fur et à mesure que je les rencontrais dans mes déambulations : feuillet annonçant une brocante ramassé sur le trottoir, tickets de caisse abandonnés sur le parking d’un supermarché, mes propres billets de cinéma… Puis d’en truffer au hasard quelques volumes lors de mes visites dans les librairies d’occasion. Ce faisant, je n’ignorais pas me livrer à une mystification – certes inoffensive ; mais mystification tout de même, propre à fausser les recherches de tel anthropologue du futur qui entreprendrait, sur base d’un corpus de quelques milliers de livres d’occasion, de dresser l’inventaire de ces documents éphémères, d’en établir la fréquence statistique et d’en tirer des conclusions définitives sur les usages de la lecture au début du XXIe siècle. Cependant, la pointe de culpabilité (enfin, n’exagérons rien) s’effaçait vite devant la pensée de la petite joie que j’allais procurer à d’autres amateurs de livres d’occasion, mes semblables, mes frères, lorsqu’ils découvriraient, entre les pages d’un livre fraîchement acquis, la surprise que j’y avais semée.
Ce texte est une pure fiction. Mais ça donne des idées.
Saint-Valéry-sur-Somme
L’embonpoint de la langue française a commencé le jour où un clampin a employé le mot privatif au lieu de privé. À dater de ce jour, les thèmes sont devenus des thématiques, les problèmes des problématiques, les questions des questionnements, on s’est mis à solutionner des problèmes au lieu de les résoudre, et ainsi de suite.
Port-Mahon
Quend-Plage
Saint-Valéry-sur-Somme
Le Crotoy
Rue