Les demeures de Karl Lagerfeld
Ce qui est amusant, c’est de collectionner, pas de posséder.
Mais pour se dépouiller, il faut avoir possédé.
La plus belle maison, c’est toujours la prochaine.
Karl Lagerfeld
85 euros, ce jouet ! Sans une rentrée d’argent inattendue, j’aurais renoncé à l’emplette. Aucun regret. Par son sujet, la qualité de sa conception et de sa réalisation, cet ouvrage de très grand format est beaucoup mieux qu’un coffee table book de luxe. Il passionnera toute personne qu’intéressent l’histoire des styles, la décoration intérieure, l’esprit de collection, les monomanies fabuleuses, la relation intime à l’espace domestique. Si vous n’avez pas les moyens de vous l’offrir (ce qui se conçoit aisément), tannez votre bibliothécaire pour qu’il en fasse l’acquisition.
Entre la France, l’Allemagne, l’Italie et Monaco, Karl Lagerfeld n’a cessé sa vie durant d’acheter des maisons ou des appartements, de les aménager de fond en comble avec un souci maniaque du détail en réunissant meubles et objets de premier choix, traqués compulsivement en boutiques ou en salles de vente ; et puis de s’en défaire une fois qu’il en avait terminé, pour recommencer ailleurs, dans un « cycle d’acquisitions et de dispersions successives ». Chaque fois dans un style différent : Art déco, design années 1960 ou contemporain, Louis XV, Memphis, XVIIIe siècle italien… Et le plus souvent en opérant la greffe inattendue d’un décor dans son écrin. C’est ainsi que le petit appartement romain est décoré et meublé en style Sécession viennoise, tandis que la villa de La Vigie, à Roquebrune-Cap-Martin, cultive l’éclectisme en mêlant les styles Biedermeier et gustavien. À chaque fois, il s’agissait pour Lagerfeld de créer un monde imaginaire fondé sur « la vision d’un passé réinterprété », d’élaborer un « récit décoratif », selon l’excellente formule de Marie Kalt.
(Accessoirement, si l’on peut dire, il s’agissait aussi pour le couturier de loger sa colossale bibliothèque au classement très personnel : bibliothèque de travail et de plaisir d’un homme aux intérêts multiples, curieux bien sûr de l’histoire des styles où il puisait des sources d’inspiration mais aussi épris de littérature, lecteur de poésie, de Rilke en particulier dont il connaissait par cœur de nombreux poèmes. À sa mort, elle comptait quatre cent mille volumes.)
Bien entendu, il faut avoir les moyens d’un tel passe-temps – et Lagerfeld, workaholic notoire, travaillait d’arrache-pied pour se les donner – ce n’était ni un oisif ni un viveur –, quitte à oublier de payer ses impôts au passage (de là des ennuis répétés avec le fisc) ; mais l’entreprise a de quoi laisser rêveur. Elle m’évoque par raccroc ce personnage de collectionneur de domiciles (est-ce dans un roman de Graham Greene ?) qui possédait 365 chambres ou logements, un pour chaque jour de l’année.
Les notices informées et précises sur chacune des treize résidences ici considérées, rédigées par Marie Kalt, sont des modèles du genre.
Dans son texte d’introduction, Patrick Mauriès relie cette passion des intérieurs d’une part à la personnalité de Lagerfeld, à son désir de vivre au présent en se réinventant sans cesse, au prix de tables rases successives joyeusement accomplies (il aimait à citer ce proverbe allemand : « Dites adieu et recouvrez votre santé ») ; mais aussi, d’autre part – et c’est plus important –, au tempérament créateur, à l’esthétique du couturier :
Curieux, informé, insatiable, il ne fut jamais adepte – en décoration comme dans sa mode –, que d’une esthétique « savante », cultivée, faisant fonds de la création contemporaine autant que d’allusions et citations historiques ; « collagiste » inné, il aimait à combiner, décaler, « mixer » les formes. Nul désir de renversement paradoxal ni de bouleversement iconoclaste chez lui, la « nouveauté » s’inscrivant toujours dans le contexte et dans l’histoire […]
Mauriès situe également Lagerfeld dans la typologie proposée par Nicolas Landau, qui distinguait le collectionneur horizontal et le collectionneur vertical :
le premier tendant à étaler, le second à entasser. « Étalement » moins spatial que temporel : alors que l’« horizontal » substituerait, au long de sa quête, une trouvaille à une autre, toujours plus surprenante ou appréciable, reléguant pour ajouter, rejetant pour affiner, le « vertical » ne connaîtrait d’autre règle que celle de l’addition, toute soustraction menaçant d’effondrer le monument qu’il aura patiemment élevé.
À cette aune, Lagerfeld était sans conteste un « horizontal » ; tandis qu’Yves Saint Laurent, son meilleur ennemi, incarnait le « vertical résolu ».
À travers la variété des lieux et des styles, et avec des exceptions notables – le « rêve du XVIIIe siècle exaucé » à l’hôtel de Soyecourt –, quelques constantes tout de même chez Lagerfeld :
l’attrait d’une définition graphique, d’un certain purisme linéaire, la prédilection pour les contrastes de noir et blanc, le goût des espaces revêtus de miroirs, le penchant constant pour certains courants « germaniques », de l’expressionnisme à la Sécession, la fidélité à ce que l’on pourrait appeler la ligne (ou le dessin) des années 1920 et 1930 […]
Et enfin un motif secret, l’image dans le tapis : un tableau d’Adolphe von Menzel représentant Frédéric II recevant ses amis, ardemment admiré durant l’adolescence dans la vitrine d’un antiquaire, et qui déclencha sa passion pour le XVIIIe siècle (et peut-être son désir de collectionner ?). Une copie de ce tableau était encore accrochée dans la dernière maison de campagne de Lagerfeld, le Pavillon de Voisins, qu’il eut à peine le temps d’habiter.
Patrick Mauriès et Marie Kalt, Karl Lagerfeld, décors d’une vie. Thames & Hudson, 2023. Ouvrage pourvu d’un index, bravo !
Piphilologie
La piphilologie est la discipline qui s’intéresse aux moyens mnémotechniques permettant de retenir les décimales du nombre Pi.
On sait que la mémorisation d’un maximum de ces décimales est un sport prisé des obsédés du record. C’est ainsi qu’en 2006, le Japonais Akira Haraguchi récita publiquement par cœur cent mille décimales de Pi durant seize heures.
Un moyen mnémotechnique classique consiste à retenir un texte composé de telle façon que ses mots aient chacun un nombre de lettres égal à la décimale correspondant à sa place :
Que (3) j’ (1) aime (4) à (1) faire (5) apprendre (9) un (2) nombre (6) utile (5) aux (3) sages (5).
= 3,1415926535.
***
How I want a drink, alcoholic of course, after the heavy chapters involving quantum mechanics! (Sir James Hopwood Jeans.)
J’ignore si les oulipiens se sont penchés sur cette intéressante contrainte. Toujours est-il qu’elle a stimulé la verve littéraire de quelques virtuoses. Un certain Maurice Decerf a ainsi composé un poème permettant de retenir cent vingt-six décimales de Pi (un mot de dix lettres ayant la valeur de 0). Notons qu’à en croire une discussion sur Wikipédia, l’existence de ce monsieur serait sujette à caution (auquel cas on ignore qui se cache derrière ce pseudonyme). Il existe du reste au moins deux variantes de ce poème, qu’on trouvera reproduites ci-dessous.
Il ne saurait toutefois rivaliser avec le tour de force du mathématicien américain Michael Keith, dont le livre Not a Wake ne compte pas moins de dix mille mots (!), correspondant aux dix mille premières décimales de Pi. L’ouvrage est divisé en dix sections de mille mots, chacune illustrant un genre différent (poèmes, nouvelles, haïkus, scénario de cinéma…).
Que j’aime à faire apprendre un nombre utile aux sages.
Glorieux Archimède, artiste ingénieur !
Toi, de qui Syracuse aime encore la gloire,
Soit ton nom conservé par de savants grimoires.
Jadis, mystérieux, un problème existait.
Tout l’admirable procédé, l’œuvre étonnante !
Que Pythagore découvrit aux anciens Grecs :
Ô quadrature ! Vieux tourment du philosophe !
Sibylline rondeur, trop longtemps vous avez
Défié Pythagore et ses imitateurs !
Comment intégrer l’espace plan circulaire ?
Former un triangle auquel il équivaudra ?
Nouvelle invention : Archimède inscrira
Dedans un hexagone ; Appréciera son aire
Fonction du rayon. Pas trop ne s’y tiendra !
Dédoublera chaque élément antérieur ;
Toujours de l’orbe calculée approchera ;
Définira limite ; enfin, l’arc, le limiteur
De cet inquiétant cercle, ennemi trop rebelle !
Professeur, enseignez son problème avec zèle.
***
Que j’aime à faire apprendre un nombre utile aux sages !
Immortel Archimède, artiste ingénieur,
Qui de ton jugement peut priser la valeur ?
Pour moi, ton problème eut de pareils avantages.
Jadis, mystérieux, un problème bloquait
Tout l’admirable procédé, l’œuvre grandiose
Que Pythagore découvrit aux anciens Grecs.
Ô quadrature ! Vieux tourment du philosophe !
Insoluble rondeur, trop longtemps vous avez
Défié Pythagore et ses imitateurs.
Comment intégrer l’espace plan circulaire ?
Former un triangle auquel il équivaudra ?
Nouvelle invention : Archimède inscrira
Dedans un hexagone ; appréciera son aire,
Fonction du rayon. Pas trop ne s’y tiendra :
Dédoublera chaque élément antérieur ;
Toujours de l’orbe calculée approchera ;
Définira limite ; enfin, l’arc, le limiteur
De cet inquiétant cercle, ennemi trop rebelle !
Professeur, enseignez son problème avec zèle !
[attribué à « Maurice Decerf »]
Sillons et poussière
Tout a commencé comme un projet du dimanche, sans dessein particulier : quelques photos prises au vol chez un disquaire new-yorkais, d’autres chez des particuliers entourés de leurs trésors. Au fil de ses voyages, de l’Afrique au Japon, Eilon Paz a continué de rencontrer des collectionneurs de vinyles et de les portraiturer. De fil en aiguille, cet ensemble de photos a alimenté un site qui a connu un succès de bouche à oreille dans le landernau des vinylophiles, avant de devenir ce splendide coffee table book qui ravira les amateurs.
Cent trente fanatiques y sont photographiés dans leur intérieur débordant de 33, de 45 ou de 78 tours, cordés en rangs serrés du plancher jusqu’au plafond. Chacun présente une pièce de sa collection – album de chevet, rareté ou curiosité incongrue. En complément à ce copieux portfolio, de longs entretiens nous font faire plus ample connaissance avec une douzaine de collectionneurs, leur histoire, leurs goûts, leurs trouvailles, leur méthode de classement.
L’échantillon n’a aucune prétention sociologique. La tranche d’âge des trente-cinquante ans prédomine. On y croise beaucoup de gens appartenant au monde de la musique, producteurs, DJ, musiciens ou disquaires, férus le plus souvent de musique pop anglo-saxonne, au sens le plus large. Il y a peu d’amateurs de jazz (hormis une passionnée de Jackie McLean) et pas du tout d’amateurs de musique classique, population qui compte pourtant pas mal de bêtes curieuses. Il y a beaucoup d’hommes et quelques femmes, comme toujours en matière de collectionnite. Les uns se disciplinent pour maintenir leur collection dans des limites raisonnables, les autres se laissent inexorablement envahir : Ahmir Thompson avoue posséder soixante-quinze mille vinyles et ne pas pouvoir envisager de se départir d’un seul. Mais bien entendu, l’accumulation n’est pas une fin en soi, plutôt une conséquence annexe de ce qui est avant tout une passion pour la musique (il va sans dire qu’aucune de ces personnes ne collectionne dans un but de spéculation). Passion indissociable de votre vie et qui peut la transformer : fan de groupes féminins des années 1960, Sheila Burgel a appris le japonais durant cinq ans et vécu un an à Tokyo pour mieux comprendre le monde de la pop féminine nippone de cette décennie.
Les excentriques abondent : un ancien routier fan de rock progressif turc, photographié dans son domicile de la banlieue d’Istanbul ; un jeune nerd de Philadelphie, à la limite de l’autisme, collectionnant les disques de Sesame Street (il y en a beaucoup plus que vous imaginez) ; un Anglais BCBG attiré par les galettes les plus improbables : disques de prévention du suicide, B.O. de films pornos allemands, albums de « musique d’ameublement » (ces disques de musique d’ambiance aquatique ou spatiale ou ce qu’on veut, servant à illustrer reportages et documentaires télévisés). Et, mind you, il les écoute ! On retrouve enfin une vieille connaissance, déjà rencontrée dans le livre d’Amanda Petrusich, Do Not Sell at Any Price, consacré aux collectionneurs de 78 tours de blues (voir entretien ici) : Joe Bussard, octogénaire bourru pour qui l’âge d’or de la musique enregistrée se situe entre 1929 et 1933. Après, comprenez-vous, le son a changé, et ça n’a plus jamais été pareil.
Eilon Paz, Dust & Grooves. Adventures in Record Collecting. Dust & Grooves, 2015, 440 p.
Geoffrey Weiss
Sheila Burgel
Joe Bussard dans son sous-sol tapissé de 78 tours
Mort d’homme
En cette saison de rétrospectives obligées où les gazettes dressent le bilan des morts célèbres de l’année, signalons le plus étonnant des blogs nécrologiques, Mort d’homme. Plus de cent soixante portraits originaux rien que pour 2016 ; et le blog existe depuis 2013, et ce fut auparavant une publication imprimée. Pareille entreprise m’émerveille, avec ce qu’elle suppose d’assiduité dans la monomanie.
Mort d’homme est l’œuvre de Laurent Jacquy, peintre, mosaïste, éditeur, chineur, féru d’art populaire, d’art naïf et d’art brut. Son travail de peintre-dessinateur manifeste un penchant prononcé pour les figures de la culture populaire et les portraits en série, comme en témoignent ses timbres-poste, sa série de fumeurs ou son incroyable jeu des cent familles. Au temps lointain où mes activités professionnelles m’amenaient une fois l’an dans la Somme, j’eus le plaisir de passer plusieurs soirées et de faire quelques brocantes en sa compagnie. Je lui dois en outre bien des découvertes musicales.
Nos films préférés en 2012
C’est toujours un plaisir de participer au traditionnel jeu des listes cinémanes proposé en début d’année par Charles Tatum Jr. Parce que la diversité des contributeurs entraîne une grande variété de titres cités, qui multiplie les possibilités de découvertes. Parce que la rubrique s’intitule « Nos films préférés en 2012 » et non « Les meilleurs films de 2012 » : précellence du goût de chacun sur toute idée de palmarès, permission encouragée de faire voisiner films anciens et récents, courts et longs métrages, séries télé, cartoons ou tout ce qu’on voudra du moment qu’ils furent vus et aimés en 2012, ce qui nous délie de la tyrannie de l’actualité et coïncide bien davantage avec notre manière de vivre au quotidien avec le cinéma.
Le difficile exercice de la liste.