Lectures expresses
Thierry Coudert, Anglais excentriques. Tallandier, 2024.
On avait apprécié le bel album qu’avait consacré Thierry Coudert à la Café Society (Flammarion, 2010). L’auteur y décrivait fort bien les réseaux de sociabilité de cet aréopage cosmopolite aux contours imprécis alliant conservatisme et avant-gardisme, et mêlant mécènes, aristocrates, millionnaires de fraîche date, artistes, décorateurs, grands couturiers, chorégraphes, musiciens, figures mondaines et parasites distingués.
Sur un sujet qui a déjà fait couler beaucoup d’encre, les Anglais excentriques déçoivent quelque peu en comparaison. L’approche en est purement biographique – c’est une juxtaposition de portraits –, avec un chouïa d’étude légère sur la définition et la sociologie de l’excentricité. Les familiers du sujet n’y apprendront donc pas grand-chose. Mais c’est agréablement rédigé – à quelques couacs près. Et, grâce à son index, l’ouvrage pourra rendre service pour se rafraîchir la mémoire ou vérifier un renseignement biographique.
Les demeures de Karl Lagerfeld
Ce qui est amusant, c’est de collectionner, pas de posséder.
Mais pour se dépouiller, il faut avoir possédé.
La plus belle maison, c’est toujours la prochaine.
Karl Lagerfeld
85 euros, ce jouet ! Sans une rentrée d’argent inattendue, j’aurais renoncé à l’emplette. Aucun regret. Par son sujet, la qualité de sa conception et de sa réalisation, cet ouvrage de très grand format est beaucoup mieux qu’un coffee table book de luxe. Il passionnera toute personne qu’intéressent l’histoire des styles, la décoration intérieure, l’esprit de collection, les monomanies fabuleuses, la relation intime à l’espace domestique. Si vous n’avez pas les moyens de vous l’offrir (ce qui se conçoit aisément), tannez votre bibliothécaire pour qu’il en fasse l’acquisition.
Entre la France, l’Allemagne, l’Italie et Monaco, Karl Lagerfeld n’a cessé sa vie durant d’acheter des maisons ou des appartements, de les aménager de fond en comble avec un souci maniaque du détail en réunissant meubles et objets de premier choix, traqués compulsivement en boutiques ou en salles de vente ; et puis de s’en défaire une fois qu’il en avait terminé, pour recommencer ailleurs, dans un « cycle d’acquisitions et de dispersions successives ». Chaque fois dans un style différent : Art déco, design années 1960 ou contemporain, Louis XV, Memphis, XVIIIe siècle italien… Et le plus souvent en opérant la greffe inattendue d’un décor dans son écrin. C’est ainsi que le petit appartement romain est décoré et meublé en style Sécession viennoise, tandis que la villa de La Vigie, à Roquebrune-Cap-Martin, cultive l’éclectisme en mêlant les styles Biedermeier et gustavien. À chaque fois, il s’agissait pour Lagerfeld de créer un monde imaginaire fondé sur « la vision d’un passé réinterprété », d’élaborer un « récit décoratif », selon l’excellente formule de Marie Kalt.
(Accessoirement, si l’on peut dire, il s’agissait aussi pour le couturier de loger sa colossale bibliothèque au classement très personnel : bibliothèque de travail et de plaisir d’un homme aux intérêts multiples, curieux bien sûr de l’histoire des styles où il puisait des sources d’inspiration mais aussi épris de littérature, lecteur de poésie, de Rilke en particulier dont il connaissait par cœur de nombreux poèmes. À sa mort, elle comptait quatre cent mille volumes.)
Bien entendu, il faut avoir les moyens d’un tel passe-temps – et Lagerfeld, workaholic notoire, travaillait d’arrache-pied pour se les donner – ce n’était ni un oisif ni un viveur –, quitte à oublier de payer ses impôts au passage (de là des ennuis répétés avec le fisc) ; mais l’entreprise a de quoi laisser rêveur. Elle m’évoque par raccroc ce personnage de collectionneur de domiciles (est-ce dans un roman de Graham Greene ?) qui possédait 365 chambres ou logements, un pour chaque jour de l’année.
Les notices informées et précises sur chacune des treize résidences ici considérées, rédigées par Marie Kalt, sont des modèles du genre.
Dans son texte d’introduction, Patrick Mauriès relie cette passion des intérieurs d’une part à la personnalité de Lagerfeld, à son désir de vivre au présent en se réinventant sans cesse, au prix de tables rases successives joyeusement accomplies (il aimait à citer ce proverbe allemand : « Dites adieu et recouvrez votre santé ») ; mais aussi, d’autre part – et c’est plus important –, au tempérament créateur, à l’esthétique du couturier :
Curieux, informé, insatiable, il ne fut jamais adepte – en décoration comme dans sa mode –, que d’une esthétique « savante », cultivée, faisant fonds de la création contemporaine autant que d’allusions et citations historiques ; « collagiste » inné, il aimait à combiner, décaler, « mixer » les formes. Nul désir de renversement paradoxal ni de bouleversement iconoclaste chez lui, la « nouveauté » s’inscrivant toujours dans le contexte et dans l’histoire […]
Mauriès situe également Lagerfeld dans la typologie proposée par Nicolas Landau, qui distinguait le collectionneur horizontal et le collectionneur vertical :
le premier tendant à étaler, le second à entasser. « Étalement » moins spatial que temporel : alors que l’« horizontal » substituerait, au long de sa quête, une trouvaille à une autre, toujours plus surprenante ou appréciable, reléguant pour ajouter, rejetant pour affiner, le « vertical » ne connaîtrait d’autre règle que celle de l’addition, toute soustraction menaçant d’effondrer le monument qu’il aura patiemment élevé.
À cette aune, Lagerfeld était sans conteste un « horizontal » ; tandis qu’Yves Saint Laurent, son meilleur ennemi, incarnait le « vertical résolu ».
À travers la variété des lieux et des styles, et avec des exceptions notables – le « rêve du XVIIIe siècle exaucé » à l’hôtel de Soyecourt –, quelques constantes tout de même chez Lagerfeld :
l’attrait d’une définition graphique, d’un certain purisme linéaire, la prédilection pour les contrastes de noir et blanc, le goût des espaces revêtus de miroirs, le penchant constant pour certains courants « germaniques », de l’expressionnisme à la Sécession, la fidélité à ce que l’on pourrait appeler la ligne (ou le dessin) des années 1920 et 1930 […]
Et enfin un motif secret, l’image dans le tapis : un tableau d’Adolphe von Menzel représentant Frédéric II recevant ses amis, ardemment admiré durant l’adolescence dans la vitrine d’un antiquaire, et qui déclencha sa passion pour le XVIIIe siècle (et peut-être son désir de collectionner ?). Une copie de ce tableau était encore accrochée dans la dernière maison de campagne de Lagerfeld, le Pavillon de Voisins, qu’il eut à peine le temps d’habiter.
Patrick Mauriès et Marie Kalt, Karl Lagerfeld, décors d’une vie. Thames & Hudson, 2023. Ouvrage pourvu d’un index, bravo !
Lectures expresses
E. C. R. Lorac, Checkmate to Murder (1944). British Library Crime Classics, 2020.
Carol Carnac, Crossed Skis (1952). British Library Crime Classics, 2020.
Edith Caroline Rivett (1894-1958) est l’auteure d’une septantaine de romans policiers publiés dans les années 1930-1950 sous les pseudonymes de Carol Carnac, E. C. R. Lorac et Mary Le Bourne. La plupart d’entre eux mettent en scène des personnages récurrents et quelque peu interchangeables d’enquêteurs, détectives et chief inspectors de Scotland Yard, pourvus de tous leurs attributs obligés.
La jolie collection British Library Crime Classics a réédité une quinzaine de ces romans. Les deux que j’ai lus présentent les mêmes qualités et les mêmes défauts.
Qualités : un excellent sens de la mise en place, des ambiances et du décor. L’exposition de Checkmate to Murder porte bien son nom puisqu’elle se présente sous la forme d’un tableau vivant où le temps se serait un instant suspendu, prologue approprié à une intrigue se déroulant dans un milieu artiste, durant le Blitz. Crossed Skis fait alterner, avec un effet très sûr, la purée de pois de l’hiver londonien et la blancheur immaculée d’une station de ski autrichienne. L’auteure excelle à faire ressentir autant l’humidité transperçante des brouillards anglais que la clarté aveuglante, l’air vif et coupant des sommets enneigés.
Ajoutons qu’on peut voir en Rivett une avant-courrière de ce qu’on appellera, à partir d’Ed McBain, le roman policier procédural – ou roman de procédure policière –, mettant en relief le caractère ingrat, fastidieux et répétitif d’un travail d’enquête.
Défauts : une narration un peu plan-plan, des dialogues abondants et verbeux, faiblement caractérisés, donnant l’impression que la plupart des personnages parlent avec la même voix, sur le même ton prosaïque et légèrement sentencieux.
Lectures ferroviaires
Histoire de l’art et Série noire : l’accord parfait.
Lectures expresses
Andrea Camilleri, Indulgences à la carte (la Bolla di componenda, 1993). Traduit de l’italien par Louis Bonalumi. Le Promeneur, « le Cabinet des lettrés », 2002.
Mariant l’histoire sociale, l’histoire des mentalités et le récit d’épisodes vécus, Andrea Camilleri examine dans ce court essai l’hypothèse selon laquelle la culture sicilienne de l’accommodement, des petits arrangements entre amis, de la compromission, sur quoi ont prospéré le brigandage et la mafia, aurait pour origine le système des indulgences de l’Église catholique. On laissera aux historiens le soin de trancher. La démonstration est d’autant plus plaisante que Camilleri essayiste ne cesse pas d’être le conteur savoureux que nous ont révélé ses romans, et que sa manière d’avancer par méandres et digressions est bien séduisante.
Louise de Vilmorin, la Lettre dans un taxi. Gallimard, 1958. Rééd. « l’Imaginaire », 1998.
Comment l’oubli d’une lettre dans un taxi – lettre non réellement compromettante mais susceptible d’être mal interprétée – déclenche une tempête dans le cœur de l’héroïne, et comment ses efforts pour la récupérer, en l’obligeant à multiplier les demi-mensonges, l’enferrent dans une situation inextricable. Par touches rapides et légères, Louise de Vilmorin construit un suspense émotionnel où l’on pèse des œufs de mouche dans des toiles d’araignée, propre à séduire les amateurs du cinéma d’Éric Rohmer.
Lectures expresses
William Goldman, les Aventures d’un scénariste à Hollywood. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Rousselot, Capricci, 2022. Pas d’index.
Il s’agit d’un choix d’une vingtaine de chapitres, effectué par le traducteur Jean Rousselot dans deux volumes de mémoires parus en 1983 et 2000. Romancier « entré dans l’univers du cinéma sur un malentendu total », William Goldman compte à son palmarès les scénarios de Harper, Butch Cassidy et le Kid, la Kermesse des aigles, Marathon Man, les Hommes du président (d’où il fut débarqué ; Pakula était apparemment coutumier du fait), l’Étoffe des héros (qu’il quitta de lui-même à la suite d’un différend de fond avec Kaufman), Princess Bride, Misery, Absolute Power et bien d’autres plus oubliables. Le cinéphile aussi bien que l’apprenti scénariste tireront autant de profit que d’agrément de la lecture de ses mémoires. Sur un ton familier et chaleureux multipliant les adresses au lecteur, Goldman raconte avec entrain, humour et franchise ses débuts dans la profession, ses réussites et ses échecs, également riches en enseignements. Outre les aperçus concrets sur la scénarisation – l’importance du point de vue, le moment clé de l’exposition, la construction d’un film, d’une scène, etc. –, son témoignage est instructif sur l’étape de la mise en chantier d’un projet et l’espèce de folie permanente qui règne dans le monde du cinéma : le producteur qu’il faut intéresser (et qui demande des réécritures), lequel se met en quête de vedettes et d’un metteur en scène (qui demandent à leur tour des réécritures), les querelles d’égos et d’argent de tout ce petit monde… C’est un tel parcours du combattant qu’on se demande, à le lire, par quel miracle un film parvient à voir le jour.
Lectures expresses
Paul Morand, Flèche d’Orient. Paris, Gallimard, « les Rois du jour », 1932. Belle composition typographique aérée. Texte repris dans Nouvelles complètes, vol. 1, Bibliothèque de la Pléiade, 1992.
Paul Morand est un mélange désarmant d’intelligence et de sottise. Il sait admirablement voir les choses et les donner à voir. On aimerait qu’il s’en tienne là et nous épargne des considérations débiles sur l’âme des peuples et le destin des civilisations. Les cent soixante-dix pages de Flèche d’Orient s’avalent d’un trait. On peut en résumer l’argument comme suit. À la suite d’un pari mondain idiot, un Russe blanc exilé en France effectue un voyage éclair en Roumanie pour y faire l’emplette de caviar, ceci afin de prouver l’incomparable rapidité de la ligne aérienne Paris-Bucarest nouvellement ouverte. Sur place, rien ne passe comme prévu. Notre homme s’engourdit inexplicablement. Diverses rencontres l’entraînent à l’est, toujours plus à l’est, jusqu’à la frontière de son ancienne patrie où il sent retentir en lui l’appel éternel de l’âme slave. Dimitri ne rentrera pas en France.
Ah ouiche. Passons sur cette fin aussi idiote qu’artificieuse tant elle paraît plaquée sur le récit à des fins de démonstration. Auparavant, et heureusement pour nous, le romancier Morand s’est montré plus inspiré que l’idéologue. Le récit, comme souvent chez lui, s’articule autour d’une série de moments, qui abondent en images rapides, saisissantes de justesse : une soirée mondaine tournoyante dans un grand salon parisien ; la peinture de la misère effrayante des pêcheurs d’esturgeons dans des paysages déprimants de désolation ; et surtout la traversée aérienne de l’Europe, où l’écriture de Morand communique admirablement à son lecteur la sensation physique du voyage dans une carlingue assourdissante et secouée par les trous d’air. Morand est toujours à son affaire dans ces épisodes-là (cf. Lewis et Irène). La vitesse était décidément son cher sujet.
Selon les déductions de l’annotateur de la Pléiade Michel Collomb, Morand n’avait pas encore effectué le vol Paris-Bucarest lorsqu’il écrivit Flèche d’Orient. C’est quelques semaines après la première parution du texte dans la Revue de Paris qu’il embarqua dans un appareil de la CIDNA (Compagnie internationale de navigation aérienne). Nouvelle preuve de ce que la réalité imite l’imagination.