Lectures expresses

Rémy Jimenes, Claude Garamont typographe de l’humanisme. Éditions des Cendres, 2022.
Rémy Jimenes fait œuvre utile en proposant une synthèse très agréablement rédigée des connaissances actuelles sur Claude Garamont, « personnage à la fois célèbre et mal connu », dispersées dans des publications savantes peu accessibles au grand public. La recherche récente sur le sujet a fait des progrès notables. Bien des légendes ont été dissipées au passage. L’importance de Garamont n’en sort pas diminuée, au contraire, mais plus exactement évaluée et située dans le monde du livre et du savoir de son temps, le développement de l’imprimerie et de l’édition parisiennes concomitant à l’essor de la culture humaniste, la politique de prestige culturel menée par François Ier et son entourage – qui passait aussi par l’édition de livres.
On mesure ainsi que la typographie n’est pas qu’affaire de technique et de savoir-faire. L’adoption de nouvelles polices de caractères fut un enjeu culturel et politique, et l’un des instruments de diffusion de la culture humaniste à la Renaissance.

À la Renaissance, les corps de caractères sont désignés par des expressions imagées, charmantes mais peu précises. C’est au XVIIIe siècle qu’on inventera une unité de mesure, le point typographique.
Lectures expresses
Henri Calet, les Deux Bouts. Héros-Limite, 2016.
Après la guerre, Henri Calet vit de commandes pour la presse et la radio. Les Deux Bouts réunit une série de reportages parus dans le Parisien libéré et Marie-France. Il s’agit de dix-huit entretiens-portraits de gens abordés sur un quai de métro, dans la rue, une gare, un parc. Calet les accompagne sur leur lieu de travail, quelquefois à leur domicile. Il les fait parler de leur vie, de leur métier, de leurs loisirs, de leurs aspirations. Il y a le boulanger, la vendeuse, l’esthéticienne, l’ouvrier métallurgiste, la crémière, le représentant en aspirateurs… Une photographie sensible de la vie des classes laborieuses, comme on disait naguère, à Paris et dans ses banlieues.
Première publication chez Gallimard en 1958. Pour cette édition sous forme de livre, Calet avait joint aux articles quelques échantillons de l’abondant courrier qu’avait suscité leur parution dans la presse. Leur lecture n’inspire pas un jugement favorable sur l’espèce humaine, en tout cas sur cette partie de l’espèce humaine qui écrit aux journaux : pas mal d’envie sociale, de jalousie pour le voisin, et même des velléités de délation.
André Chastel, Chronique de la peinture italienne à la Renaissance. Office du Livre, 1983.
André Chastel était le contraire de ces chercheurs moqués par David Lodge, qui n’ont eu qu’une idée dans leur vie et vont la répétant de colloque en colloque. Aucun de ses nombreux ouvrages sur la Renaissance ne fait double emploi. Chacun adopte un angle de vue différent, qui enrichit notre compréhension de la période.
Chronique de la peinture italienne à la Renaissance porte un titre trompeur de manuel, eu égard à son intérêt et à l’originalité de son projet. Constatant, dans l’inflation des publications sur la Renaissance, un fossé croissant entre les études savantes destinées aux spécialistes et les bons ouvrages de vulgarisation, Chastel se propose le pari suivant : rédiger un ouvrage « intermédiaire », destiné au grand public, mais qui le rapproche du métier concret de l’historien en le mettant en contact direct avec les sources primaires à partir desquelles celui-ci travaille.
L’ouvrage consiste en dix études de cas – correspondant à dix moments significatifs de l’histoire de l’art italien entre 1280 et 1580 –, qui s’appuient sur l’examen de documents d’époque (chroniques, contrats, traités, livres de comptes, correspondances…), cités et commentés. Les phénomènes de concurrence (entre artistes, ateliers, confréries et cités), la dynamique des relations entre art, public et société, entre artistes et commanditaires, « métier » et « génie », conditions matérielles et financières de travail, politique de prestige des princes, doctrine religieuse, tradition iconographique et autonomie de l’artiste sont analysés avec finesse. Chastel propose en somme une histoire matérielle de l’art qui n’aplatit pas pour autant les questions esthétiques.
Les réflexions générales de l’introduction intéresseront toute personne curieuse de questions d’historiographie, au-delà du seul champ de l’histoire de l’art.
Lectures expresses
Anthony Powell, Des livres au mètre (Books Do Furnish a Room, 1971). Traduit de l’anglais par Michel Doury. Christian Bourgois, 1995, rééd. 10/18, 1998.
Dixième des douze volumes du cycle la Danse de la vie humaine, vaste fresque embrassant les transformations de la société anglaise sur une période d’un demi-siècle, des années 1920 au début des années 1970. La question du pouvoir y joue un rôle important : luttes d’influence dans les sphères politiques et intellectuelles, mais aussi jeux de domination au sein des relations personnelles. Un autre motif est celui de la causalité aléatoire réglant le cours des événements qui font une existence humaine. Les douze romans ont pour narrateur le journaliste et écrivain Nicholas Jenkins, qu’on voit évoluer et vieillir de livre en livre, à l’instar des autres personnages récurrents du cycle, placés tour à tour à l’avant et à l’arrière-plan. L’ensemble forme donc une continuité, mais chaque roman propose une narration complète et peut être lu séparément. Ce que j’ai fait moi-même, en lisant les deux premiers avant de sauter au dixième, attiré par l’humour du titre original, Books Do Furnish a Room, difficile à rendre en français, et la promesse d’un livre se déroulant dans le monde de l’édition.
Conclusion provisoire sur la foi de trois livres : Anthony Powell présente le cas d’un romancier chez qui la somme vaut moins que certaines des parties. Il sait camper des personnages variés et complexes parlant chacun avec sa voix, des relations ambivalentes, et fait preuve de talent dans la peinture de la société de classes anglaise, l’animation de scènes collectives (cocktails, soirées mondaines, week-ends à la campagne, mariages et enterrements), la saisie d’un milieu : le monde universitaire dans Une question d’éducation ; les milieux poreux de la bonne société et d’une bohème artiste quelque peu interlope dans les Mouvements du cœur ; les mondes de la politique, de l’argent et de l’édition qui se croisent autour de la naissance d’une revue dans Des livres au mètre. À chaque fois cependant, Powell réussit des scènes mais loupe le dessin secret d’ensemble, le tissu sous-jacent qui fait les grands romans. De sorte qu’on s’ennuie entre des épisodes remarquables, sans toujours parvenir à comprendre pourquoi.
Un détail de traduction. Le titre original du cycle est A Dance to the Music of Time. Il fut traduit tour à tour en français par la Ronde de la musique du temps et la Danse de la vie humaine. En l’occurrence, c’est cette deuxième traduction, la moins littérale, qui est la plus juste. A Dance to the Music of Time est en effet le titre que les Anglais ont librement attribué à un tableau de Poussin, dont le titre français est précisément la Danse de la vie humaine. Or, la référence à Poussin est tout à fait délibérée de la part de Powell, qui commente le tableau par la voix de son narrateur dans le premier roman du cycle, A Matter of Education.
La méthode Rohmer

Victorien Daoût, Au travail avec Éric Rohmer. Capricci, 2024.
Excellent livre d’entretiens, fort bien menés par Victorien Daoût, avec trois générations de collaborateurs d’Éric Rohmer : comédiens, assistantes, techniciens, producteurs, conseillers pour les films historiques, une cinquantaine en tout. Il y a, inévitablement, un léger déséquilibre en défaveur de la première époque du cinéaste, celle des Contes moraux, en raison du nombre de disparus. On peut rêver à ce qu’aurait été, aurait-il pu être entrepris des années plus tôt, un livre « complet » incluant des entretiens avec Jean-Claude Brialy, Jean-Louis Trintignant et Nestor Almendros – ces deux derniers, en particulier, ayant montré ailleurs de bonnes capacités d’analyse de leur travail. Rêverie stérile, j’en conviens. Tel qu’il existe, le livre apporte un éclairage très riche sur les méthodes de travail de Rohmer, les constantes et l’évolution dans le temps de sa pratique.
La « méthode Rohmer » repose sur un ensemble coordonné d’éléments. On peut citer :
– Le choix réfléchi de moyens de production adaptés à leurs fins. Au cinéma, la liberté de création est inséparable de l’indépendance financière, et Rohmer s’inventa très tôt – à l’instar de François Truffaut – un système de production sui generis destiné à garantir cette indépendance, où l’économie budgétaire et l’économie narrative se commandent réciproquement.
– Le temps dévolu à la phase de préparation des films participe à cette double économie, tout en allouant au cinéaste la liberté, si nécessaire, d’intégrer l’aléa sur le tournage. L’un de ses traits les plus originaux est la pratique, à partir des Comédies et proverbes, de longs entretiens préalables, enregistrés au magnétophone, avec ses jeunes comédiens inexpérimentés, choisis comme « modèles » (en un sens très différent du modèle bressonien), destinés autant à faire connaissance qu’à nourrir l’écriture de leur rôle.
– Un alliage de respect de la réalité donnée – respect de la topographie des lieux de tournage, appuyé sur des repérages soignés, mais surtout des parcours, des itinéraires, des variations saisonnières, des incidents météorologiques – et de stylisation. Celle-ci se manifeste notamment dans l’attention portée à la cohérence chromatique des films – sensible jusque dans le choix des vêtements et des accessoires. Elle n’en inclut pas moins une dose de pragmatisme. Comme le dit Jean-Baptiste Marot à propos de l’Anglaise et le Duc, « Rohmer avait « un souci [de l’exactitude] historique, sauf quand ça posait trop de problèmes ! »
– La légèreté croissante des tournages, avec des postes de moins en moins spécialisés, chaque membre de l’équipe étant peu ou prou multitâches.
– Un goût constant de l’expérimentation, qui a permis à Rohmer de se renouveler dans la continuité : depuis des tournages à micro-budget en équipe réduite, avec un scénario s’écrivant au jour le jour (le Rayon vert), jusqu’à une superproduction – à l’échelle rohmérienne – telle que l’Anglaise et le Duc, mobilisant à la fois l’art ancien des toiles peintes et les techniques de pointe, à leur date, en matière de tournage en studio sur fonds verts.
Au fil des entretiens se révèle aussi une personnalité complexe, tour à tour bienveillante et ombrageuse : sa frugalité, ses traits d’espièglerie, ses manies et ses lubies, ses foucades, et par-dessus tout son goût du secret.
L’apparat et le secret

Alain Mérot, Retraites mondaines. Aspects de la décoration intérieure à Paris, au XVIIe siècle. Le Promeneur/Quai Voltaire, 1990.
Spécialiste du XVIIe siècle, Alain Mérot est l’auteur de monographies de grand intérêt sur Poussin et Eustache Le Sueur, d’essais fins et nuancés sur le paysage dans la peinture occidentale et sur les avatars de la notion de baroque. Le lire procure un double plaisir : celui de s’instruire au contact d’un excellent historien de l’art ; celui de savourer une prose conjuguant la clarté, la fluidité et l’élégance.
Retraites mondaines porte sur les intérieurs aristocratiques et bourgeois parisiens du Grand Siècle. L’ouvrage est né d’une frustration. Faute de traces matérielles et de descriptions précises, se faire une idée juste de ces intérieurs relève de la gageure. Les ensembles d’époque conservés en l’état sont rarissimes : « Destructions, démembrements ou du moins remaniements ont fait leur œuvre. Dès qu’un décor ne répondait plus au goût du jour, on le remplaçait par un nouveau. » En outre, la fréquentation de ces quelques sites préservés peut donner une impression trompeuse : « Jugeant aujourd’hui la décoration du Grand Siècle à partir d’éléments fixes qui ont pu survivre, comme les lambris, nous avons trop tendance à oublier, devant les pièces nues, froides et sonores que nous visitons, l’importance extrême [des] matériaux d’isolation aujourd’hui disparus : le bois des parquets et des volets, le cuir ou le tissu des tentures, paravents, rideaux et tapis. » Les dessins et gravures sont à considérer avec circonspection « en distinguant les véritables descriptions des transpositions plus ou moins fantaisistes ». La littérature est d’un faible secours. Les scènes d’intérieur jouent un rôle important dans la Princesse de Clèves et les romans de Mlle de Scudéry, mais ces intérieurs sont peu décrits au-delà de quelques épithètes vagues et conventionnelles chargées de poser une ambiance. De même dans les mémoires et les correspondances. Tallemant des Réaux s’extasie devant la loge en saillie sur jardin construite dans le plus grand secret par la marquise de Rambouillet, il rapporte l’effet de surprise et d’enchantement produit sur les invités de la marquise mais ne dit rien du cabinet lui-même, de son décor et de son mobilier 1. Restent les catalogues d’artisans, les pièces d’archives : contrats, marchés, inventaires après décès.
Cette documentation lacunaire a commandé la conception de l’ouvrage. Plutôt que d’écrire une monographie discursive, Mérot procède par courts chapitres évocateurs envisageant tour à tour un élément du décor – lambris, cheminées, plafonds, miroirs… – ou un trait esthétique plus général : la tendance à la saturation décorative par l’abondance des ornements, des couches de matériaux (tissus, tapisseries, rideaux, tapis et autres garnitures), le goût des devises et des emblèmes, de la peinture allégorique, qui concourent à faire du décor un lieu à déchiffrer.
À travers le prisme de l’aménagement intérieur se révèle un moment de l’histoire des mentalités : les valeurs, les aspirations, l’imaginaire d’une société. Le XVIIe siècle marque à cet égard un tournant. Un art d’habiter au féminin se développe, qui recoupe sans s’y réduire la culture de la préciosité. L’ordonnancement des espaces d’habitation se réorganise, « les pièces commencent à se différencier au gré des besoins et des goûts. La disposition en appartements séparés [permet] à chaque membre de la famille de vivre plus ou moins indépendamment sous un même toit ». Les pièces d’apparat prestigieuses continuent de jouer un rôle essentiel dans l’économie mondaine mais l’apparition des cabinets particuliers révèle « un besoin accru d’intimité, de privacy ». Un nouvel équilibre se cherche entre la sphère sociale et la sphère privée, « entre le goût de l’ostentation et celui du secret ».
L’esthétique de la surprise, qui est un des traits du temps, se situe à cette intersection. La surprise, pour se produire, présuppose l’existence d’un secret ; mais elle a besoin d’un public sur lequel opérer. La loge de Zirfée de Mme de Rambouillet, dont on a dit un mot plus haut, apparaît à cet égard comme un lieu emblématique, révélateur d’un topos fort dans l’imaginaire de l’époque, et qui trouve son pendant dans le goût de la littérature précieuse pour les espaces doubles :
Un autre trait remarquable de la loge de Zirfée est son caractère équivoque : elle se trouvait à la fois dans l’hôtel et au-dehors, au bout de l’enfilade des pièces de réception au premier étage et construite en encorbellement au-dessus du jardin. Terrestre et aérienne, réelle et féerique, elle cumule les avantages de la vie de société et de la retraite loin du monde. Elle est donc le modèle construit de ces cabinets doubles dont raffole la littérature de fiction du XVIIe siècle. À double orientation, à double entrée, à double fond, pourrait-on dire, ils offrent au romancier des commodités de toute sorte. Dans Clélie (1656-1660), Madeleine de Scudéry évoque le cabinet d’Amalthée (Mme du Plessis-Guénégaud), qui permet de passer à volonté d’une vue bornée – un jardin intérieur, « commode pour rêver agréablement » – au spectacle du port de Syracuse (entendez : les quais de la Seine), « si bien qu’on est toujours en choix du monde ou de la solitude ». Il y aurait une étude à conduire sur le goût de la romancière pour les miroirs et les fenêtres qui permettent ces ouvertures et ces dédoublements de l’espace où elle situe les aventures, les conversations et les « rêveries » de ses personnages.
1. Tout le contraire du XIXe siècle, époque qui produisit non seulement une surabondance d’objets, fruits de la Révolution industrielle, mais encore une abondance de discours sur la décoration intérieure : descriptions de romanciers tournant à l’inventaire obsessionnel (depuis Balzac jusqu’à Huysmans et aux Goncourt), essais et théories sur le sujet (Edgar Poe et sa Philosophie de l’ameublement, Baudelaire, Edith Wharton et son livre The Decoration of Houses).
Lecture de vacances

David Niven, Mémoires. Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Simone Hilling et Rosine Fitzgerald. Séguier, 2021, 960 p.
David Niven avait un solide talent de raconteur qui fit de lui la coqueluche des soirées d’Hollywood puis, à la fin de sa vie, des talk-shows télévisés anglais. Ce don oral, il sut le transporter tout naturellement à l’écrit (cela ne va pas toujours de soi), si bien que ses mémoires comptent parmi les meilleures autobiographies d’acteur qu’on connaisse. La réédition de Séguier réunit en un fort volume les deux tomes parus dans les années 1970 chez Robert Laffont, Décrocher la lune et Étoiles filantes, épuisés de longue date.
Le premier tome adopte l’ordre chronologique. Le ton est à l’humour et à l’autodérision détachée, comme il sied à toute autobiographie de gentleman anglais. Les étapes du parcours sont classiques mais abondent en anecdotes savoureuses : enfance turbulente, années de vaches maigres et d’expédients, débuts difficiles au théâtre puis au cinéma, ascension vers la gloire. Son passage à l’armée inspire à Niven des pages désopilantes qui font comprendre pourquoi la vie militaire anglaise est un réservoir inépuisable de personnages et de situations ayant inspiré tant de romans, de films et de sitcoms – mais la réalité, naturellement, dépasse la fiction. Parce qu’il a commencé au bas de l’échelle et que sa carrière a coïncidé avec l’âge d’or du cinéma américain classique, il est en mesure de brosser un portrait complet d’Hollywood, depuis la foule anonyme des figurants jusqu’aux moguls des grands studios.
Le deuxième tome est plus inégal – s’y intercalent des pages de fiction qu’on est tenté de lire en diagonale – mais contient certains des meilleurs chapitres de l’ensemble. Il s’agit cette fois, sans souci de chronologie, d’une galerie de souvenirs où Niven se confirme un portraitiste remarquable : Greta Garbo, Clark Gable, Errol Flynn, Douglas Fairbanks, Constance Bennett, Fred et Phyliss Astaire, Cary Grant, George Sanders, Katharine Hepburn, Humphrey Bogart, Ernst Lubitsch, David Selznick, Samuel Goldwyn, les redoutables commères Hedda Hopper et Louella Parsons, et l’on en passe. Le ton est davantage à la mélancolie. C’est désormais un cimetière qu’arpente le comédien, alors que le crépuscule est tombé sur le vieil Hollywood.



Lectures expresses
R.C. Sherriff, The Fortnight in September (1931). Persephone Books, 2021.
Best-seller surprise des années 1930 outre-Manche. Venant de subir deux échecs au théâtre, l’auteur croyait si peu en son étoile qu’il était convaincu que son éditeur refuserait son manuscrit. Le livre est emblématique d’un courant important du réalisme anglais, dédié à la peinture des vertus modestes de la low middle class et à l’éloge de la common decency.
Chaque année en septembre, la famille Stevens passe quinze jours de vacances à la mer et c’est toute une expédition. Cette année-ci, si les six membres de la famille retrouvent avec plaisir une routine balnéaire immuable, chacun sent confusément que ces vacances ont un parfum de dernière fois. La pension de famille où les Stevens prennent leurs quartiers depuis toujours manifeste des signes de plus en plus flagrants de délabrement. Mais oseront-ils changer de gîte l’année prochaine au risque de peiner leur vieux couple d’hôtes ? Les deux aînés des Stevens ont grandi et s’essaient timidement au flirt sur la plage. Accepteront-ils de revenir l’année prochaine avec papa-maman, ou n’aimeront-ils pas mieux passer leurs vacances avec des jeunes gens de leur âge ? Comme il en va souvent dans les romans de vacances, le plaisir s’ombre de mélancolie.
R.C. Sherriff manie souplement le discours indirect libre, qui lui permet tantôt de présenter la famille comme un bloc uni et tantôt d’envisager tour à tour le point de vue de chacun des Stevens sur les menus événement de la quinzaine. Il réussit remarquablement une grande scène de malaise social, lorsque la famille est invitée à prendre le thé dans la riche villa du patron de M. Stevens. Son écriture fondée sur l’observation minutieuse des détails de la vie quotidienne a cependant son revers : cette histoire est tout de même bien terre-à-terre et tout en reconnaissant le doigté de l’auteur, on s’ennuie un peu à la longue, il faut le dire. Ce point de vue n’est pas partagé outre-Manche, où la réédition du livre a suscité un accueil critique enthousiaste. La préface, extraite des mémoires de Sherriff, où celui-ci raconte la genèse du livre et donne quelques clés de son écriture, est intéressante, à l’instar de quasiment tous les textes où un écrivain ouvre la porte de son atelier.