Lectures expresses

Rémy Jimenes, Claude Garamont typographe de l’humanisme. Éditions des Cendres, 2022.

Rémy Jimenes fait œuvre utile en proposant une synthèse très agréablement rédigée des connaissances actuelles sur Claude Garamont, « personnage à la fois célèbre et mal connu », dispersées dans des publications savantes peu accessibles au grand public. La recherche récente sur le sujet a fait des progrès notables. Bien des légendes ont été dissipées au passage. L’importance de Garamont n’en sort pas diminuée, au contraire, mais plus exactement évaluée et située dans le monde du livre et du savoir de son temps, le développement de l’imprimerie et de l’édition parisiennes concomitant à l’essor de la culture humaniste, la politique de prestige culturel menée par François Ier et son entourage – qui passait aussi par l’édition de livres.

On mesure ainsi que la typographie n’est pas qu’affaire de technique et de savoir-faire. L’adoption de nouvelles polices de caractères fut un enjeu culturel et politique, et l’un des instruments de diffusion de la culture humaniste à la Renaissance.

À la Renaissance, les corps de caractères sont désignés par des expressions imagées, charmantes mais peu précises. C’est au XVIIIe siècle qu’on inventera une unité de mesure, le point typographique.




Alde Manuce à Venise

À la Foire internationale du livre de Francfort, exposition instructive sur l’imprimeur-libraire Aldo Manuzio (ou Alde Manuce selon le vieil usage français, v. 1450-1515), dont le rôle fut considérable non seulement dans la diffusion de la culture humaniste à la Renaissance mais aussi dans la mise au point de l’objet livre tel que nous le connaissons aujourd’hui.

On sait peu de choses de sa jeunesse et de sa formation, si ce n’est qu’il étudia le grec à Ferrare. Parmi ses condisciples figurait Pic de la Mirandole. En 1494, après un séjour de quelques années à Carpi, nous le retrouvons à Venise.

La Cité des Doges est alors la capitale européenne de l’édition. Plusieurs raisons y concourent : la présence d’importants capitaux provenant du commerce et pouvant être investis dans d’autres secteurs ; l’existence d’un marché intérieur encouragé par la proximité de l’université de Padoue et par le fait que les marchands, à la différence des seigneurs féodaux, doivent savoir lire, écrire et compter (c’est à Venise que paraît le premier manuel de comptabilité en partie double) ; l’existence de lignes commerciales facilitant l’exportation des livres ; la présence de nombreux étrangers capables de composer des textes dans leur langue : ainsi paraissent des livres en grec, en arménien, en cyrillique bosniaque, en croate ou en tchèque. À cela s’ajoute le fait que Venise est une ville libre, où tout peut être imprimé : les textes des réformés allemands aussi bien que les Sonnets luxurieux de l’Aretin. Les choses changeront au milieu du XVIe siècle, lorsque l’Église imposera l’Inquisition et l’Index des livres interdits.

Manuzio fait ses débuts vénitiens en publiant une grammaire grecque. Cette parution enclenche le projet d’imprimer toutes les œuvres grecques connues dans le texte original, avec l’aide d’érudits ayant fui l’Empire byzantin après sa conquête par les Ottomans. L’année 1499 voit paraître son chef-d’œuvre, l’édition illustrée du Songe de Poliphile, considéré comme le plus beau livre de la Renaissance.

Outre l’édition proprement dite des textes, Manuzio a joué un rôle capital dans l’amélioration de la lisibilité typographique, la modernisation de la ponctuation et l’élaboration des protocoles éditoriaux. Il est le premier à introduire l’usage d’une page de titre mentionnant le nom de l’auteur, le titre de l’ouvrage et la marque éditoriale ; le premier à numéroter les pages des deux côtés, à établir un index, à importer du grec le point-virgule, l’accent, l’apostrophe et la virgule crochetée. En 1495, pour le De Aetna de Pietro Bembo, il met au point avec le graveur Francesco Griffo l’élégant caractère qui sera précisément baptisé Bembo. Encore en usage de nos jours, ce caractère sera une source d’inspiration pour Claude Garamont en France et, quatre siècles plus tard, pour Stanley Morison en Angleterre. En 1500, toujours avec Griffo, il invente l’italique, qu’il emploiera pour l’édition de classiques latins et vernaculaires dans des livres de petit format, premiers du genre, qu’on peut considérer comme les ancêtres du livre de poche.

Les commissaires de l’exposition avancent également que, par ses choix de typographie et de mise en page motivés par le désir d’apporter le meilleur confort de lecture, Manuzio a contribué à faire évoluer la manière même de lire : « Il a été le premier à concevoir la lecture comme un loisir, et l’a écrit dans certaines préfaces qu’il a utilisées comme des outils de marketing éditorial, une autre de ses nouveautés. En définitive, l’invention la plus importante et la plus durable de Manuzio est précisément celle-ci : lire pour le plaisir, dans l’intimité et le silence. »

Ainsi cette exposition rappelle-t-elle implicitement que la lecture n’est pas seulement une opération mentale mais aussi une activité sensorielle et corporelle, où la prise de connaissance des textes est inséparable de la configuration matérielle du support qui la rend possible.


La marque éditoriale de Manuzio représente un dauphin s’enroulant autour d’une ancre,
symbolisant l’adage Festina lente (« Hâte-toi lentement »).




Variations sur le déjà lu

Lecture ou relecture suivant les cas du cycle Bernie Rhodenbarr de Lawrence Block. Les intrigues emberlificotées ne cassent pas toujours des briques mais on s’attache au personnage de Rhodenbarr, bouquiniste à Greenwich Village le jour, cambrioleur la nuit, expert en crochetage indécelable des serrures, obligé plus souvent qu’à son tour de se muer en enquêteur afin de se disculper, les cadavres refroidis par un tiers ayant fâcheusement tendance à surgir sur les lieux de ses forfaits en le désignant comme le coupable idéal.

Comme souvent dans ce genre de série, l’intrigue fournit l’échafaudage indispensable à l’édification d’un petit monde, cependant secondaire quant au plaisir de la lecture. Celui-ci naît précisément du reste, qui est le véritable essentiel : le ton goguenard de la narration – porteur d’une certaine vision du monde 1 –, les retrouvailles avec des personnages, des situations, un schéma narratif récurrents 2, les à-côtés, les moments de pause, les remarques incidentes. C’est ainsi qu’eu égard à la profession officielle de son héros, le cycle Rhodenbarr abonde en notations sur le marché du livre d’occasion états-unien, les petites manies bien observées de la clientèle des bouquineries, la bibliophilie, la collectionnite et les mœurs des collectionneurs en général. Dans le Blues du libraire, deux pages croquignolettes sur une consternante lecture publique de poésie contemporaine, dans un café branché-miteux de Manhattan, vengeront toute personne ayant subi ce genre de supplice.

Dans l’un des romans (j’ai oublié lequel), Lawrence Block, par la voix de son personnage, fait l’éloge d’un auteur de polars négligé, Dan Marlowe, traduit en français dans la Série noire. Alors, on est allé voir.

Jeu de quilles est une belle réussite de roman dur à l’écriture sèche. Blessé au cours d’un braquage, Roy se planque pour se soigner tandis que son complice, le vieux Bunny, franchit la frontière de l’État pour mettre le magot à l’abri. Les deux hommes communiquent au moyen d’un code précis. Au bout d’un certain temps, Roy comprend que son ami a été assassiné. Il se met donc en chasse pour le venger et récupérer l’argent. Cependant, la soif de vengeance, chez lui, obéit à une pulsion plus fondamentale dont l’origine se trouve dans son enfance, et qui est par nature inextinguible. Par là le livre ouvre quelques abîmes, d’autant plus que Marlowe a eu l’intelligence d’opter pour une narration à la première personne, qui nous fait entrer dans la tête et la « logique » d’un psychopathe effrayant de rationalité – la sienne. Le personnage fait vraiment froid dans le dos.

1. Où l’on peut voir en Lawrence Block un enfant de Raymond Chandler, le cambrioleur prenant le relais du détective privé en tant que marginal négligeant la légalité formelle tout en étant porteur d’une morale personnelle, par opposition à des notables fortunés et à une police normalement corrompue — mais néanmoins sympathique pour finir dans sa corruption même, chez Block, non chez Chandler, le cycle Rhodenbarr relevant de la comédie légère, au contraire du cycle Philip Marlowe.

2. Le culte de l’originalité érigé en valeur suprême, depuis le Romantisme, fait négliger l’un des ressorts les plus fondamentaux du plaisir de lire, qui est le plaisir du déjà vu, de la variation sur des thèmes connus. Dans Roman du roman (1980), faisant l’éloge des nouvelles de Conan Doyle, Jacques Laurent écrit qu’il serait presque tenté de sauter les pages d’enquête pour arriver plus vite au début de la nouvelle suivante, afin de retrouver ce moment où Sherlock Holmes et Watson devisent au coin du feu dans leur appartement de Baker Street, avant qu’un client ne débarque, avant que toute intrigue ne se noue.

Lawrence Block, cycle Bernie Rhodenbarr (1977-2022). Onze volumes publiés chez Gallimard (Série noire, Super noire et Folio policier) et au Seuil (avec réédition dans la collection Points). Un volume inédit en français.

Dan Marlowe, Jeu de quilles (The Name of the Game Is Death, 1962), Gallimard, Série noire n° 785, 1963.




Lettre d’amour



Tokyo, 1953. Reikichi vit chez son frère Hiroshi. Ancien de la marine marqué par la guerre et par un amour perdu, caractère ombrageux et taciturne, Reikichi vivote de traductions mal rémunérées avant de se faire écrivain public. Hiroshi, son cadet, jeune homme entreprenant, vit de l’achat et de la revente de livres d’occasion et finit par ouvrir une échoppe de bouquiniste à l’entrée d’un boui-boui. Son astuce : acheter des magazines de mode fraîchement parus au magasin de l’armée américaine et les revendre à prix d’or comme des produits d’importation.

On ajoutera donc Lettre d’amour de Kinoyu Tanaka (1953) au corpus des films évoquant le monde du livre et ses marges, quoique cet aspect ne soit qu’un élément d’arrière-plan sociologique et nullement le sujet de ce beau film mêlant mélodrame et chronique du Japon de l’après-guerre, riche en observations sur la vie quotidienne, l’animation des rues, la mésadapation des anciens combattants, la débrouille des petites gens et les barrières de classes.




Lectures expresses

Somerset Maugham, la Ronde de l’amour (Cakes and Ale, 1930). Traduction d’E.R. Blanchet. 10/18, « Domaine étranger », 1989.

Somerset Maugham est généralement meilleur nouvelliste que romancier. La Ronde de l’amour dément cet énoncé, tant l’écrivain maintient d’un bout à l’autre de ce roman point trop long l’allant d’écriture de ses meilleures nouvelles. La narration oscille en souplesse entre le présent et le passé. Elle entrelace étude du monde littéraire londonien (son réseautage acharné, sa course à la notoriété), peinture d’un milieu campagnard et portrait d’une femme libre et « de mœurs légères » dont le narrateur défend la mémoire contre la réprobation ambiante. Au passage, fine analyse de la manière dont se construisent une réputation littéraire et la figure posthume d’un « grand écrivain », avec beaucoup de mensonges par omission à la clé. C’est souvent drôle, dans un registre plus malicieux que satirique, mais il y a aussi la mélancolie du temps qui passe.

 

Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux, Aux origines de la pop culture. Le Fleuve Noir et les Presses de la Cité au cœur du transmédia à la française, 1945-1990. La Découverte, 2022.

Essai épatant par la documentation, l’alacrité du style et l’acuité d’analyse d’un moment charnière de la littérature et de l’édition populaires, inséparable des Trente Glorieuses et qui s’engloutit avec elles. Étudiant de front l’acclimatation française de modèles narratifs et sériels américains, les pratiques éditoriales et contractuelles, le système d’écriture à la chaîne et les stratégies industrielles de mise en marché du Fleuve Noir et des Presses de la Cité, Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux lient intelligemment l’histoire de ces deux maisons emblématiques au contexte historique qui vit leur naissance, leur apogée et leur déclin, sans faire de sociologie au rabais. La période qu’ils considèrent fut en somme le dernier grand moment où l’appétit de fiction – en tant que phénomène de masse – trouva à s’assouvir par la lecture – quelques décennies avant l’essor des séries et des plateformes.

 

Isabelle Olivero, les Trois Révolutions du livre de poche. Une aventure européenne. Sorbonne Université Presse, 2022.

Une déception, passé l’introduction vivante et prometteuse. C’est que le titre ne correspond pas exactement au contenu du livre, qui est plutôt une histoire factuelle de la notion de collection éditoriale et de ses incarnations multiples du XVIe siècle à nos jours, en ce compris les formats portatifs, puis de poche proprement dits. Isabelle Olivero maîtrise à coup sûr les données de son sujet, et chacun comblera chemin faisant ses lacunes en matière d’histoire de l’édition. Mais contrairement au livre d’Artiaga et Letourneux, on cherche en vain, derrière la masse d’informations, un point de vue.




De Garamont aux Garamond(s)

Visible jusqu’au 30 décembre à la bibliothèque Mazarine, l’exposition « De Garamont aux Garamond(s) : une aventure typographique » mérite le détour.
Présentation :

Typographie classique par excellence, le « Garamond » domine aujourd’hui largement le paysage éditorial. De la Bibliothèque de la Pléiade aux volumes de Harry Potter, dans la presse ou la publicité, il s’affiche sur tous les supports et pour tous les usages. Pourtant ce nom générique regroupe un ample répertoire de lettres, d’une diversité de formes considérable : plus de deux cents polices numériques se présentent aujourd’hui comme des « Garamond ». Et tous leurs usagers ne savent pas forcément que ce nom se rattache au souvenir d’un artisan de la Renaissance, dont la carrière et la production sortent aujourd’hui de l’ombre.
Né à Paris vers 1510, mort en 1561, Claude Garamont (avec un « t ») a marqué durablement l’histoire de la typographie. Élève de l’imprimeur Antoine Augereau, il débuta une carrière de graveur et fondeur de caractères au milieu des années 1530. Très vite repéré par l’entourage de François Ier, il reçut en 1540 la prestigieuse commande des « Grecs du Roi », dont les poinçons originaux sont aujourd’hui conservés à l’Imprimerie nationale. Mais c’est surtout pour sa maîtrise de la lettre romaine qu’il accéda à la célébrité : appréciés pour leur élégance et leur équilibre, ses caractères furent commercialisés dans toute l’Europe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, avant d’être réinterprétés par les meilleurs typographes tout au long du XXe siècle, avec le succès que l’on connaît.
L’exposition retrace les différentes étapes de la carrière de Garamont en présentant ses réalisations les plus emblématiques. Elle illustre également la destinée des caractères qui, sous le nom générique de « Garamond » (avec un « d ») ont accompagné le développement des industries graphiques de la Renaissance à nos jours.

Au-delà de son objet manifeste – Claude Garamont, ses devanciers et ses continuateurs –, l’exposition éclaire plus largement des sujets passionnants :
– Comment l’adoption de nouvelles polices de caractères fut l’un des vecteurs de diffusion de la culture humaniste à la Renaissance.
– Comment François Ier, en commanditant d’une part la création de nouvelles polices de caractères, d’autre part la traduction et l’édition de textes classiques en langue française, fit de la typographie et de l’imprimerie l’un des éléments de sa politique culturelle et un instrument de prestige.

L’exposition s’accompagne de la publication aux éditions des Cendres d’un ouvrage de Rémi Jimenes (commissaire de l’expo, en collaboration avec Marina Bourrec et Olivier Thomas) : Claude Garamont, typographe de l’humanisme.


samedi 12 novembre 2022 | Le monde du livre,Typomanie | Aucun commentaire


De l’élégance

L’élégance, pour l’éditeur, aurait consisté à refuser ce projet de jaquette indigne ; et, surtout, à faire aux lecteurs la politesse de leur offrir une table des matières, un index des noms propres et des titres courants. Mais l’élégance, on le sait, suppose un minimum d’efforts. Sur ce point, c’est à craindre, la plupart des éditeurs français sont irrécupérables. L’un des plaisirs qu’il y a à lire une biographie anglaise est l’assurance d’y trouver des titres courants, une table des matières et des illustrations, ainsi qu’un index analytique établi avec soin.

(Digression. Établir un index de qualité est un vrai métier, au même titre que réviseur ou correcteur d’épreuves. On ne l’ignore pas outre-Manche. Barbara Pym le rappelle dans les Ingratitudes de l’amour. Il existe là-bas un National Indexing Day (le 30 mars). La presse anglaise est la seule à ma connaissance à consacrer des nécrologies à ces travailleurs de l’ombre — tout comme à des libraires ou des bibliothécaires. Voir par exemple cet article du Guardian sur Douglas Matthews.)

Aux lecteurs qui auront goûté, dans la Leçon d’élégance, les chapitres de Philip Mann sur Jean-Pierre Melville et Rainer Werner Fassbinder, rappelons avec l’éditeur qu’ils sont extraits de The Dandy at Dusk. Taste and Melancholy in the Twentieth Century (Head of Zeus, 2017), excellent essai qu’on n’avait pas trouvé le temps de recenser ici et dont on recommande la lecture.

COLLECTIF, la Leçon d’élégance. Séguier, 2021.