Lectures expresses

R.C. Sherriff, The Fortnight in September (1931). Persephone Books, 2021.

Best-seller surprise des années 1930 outre-Manche. Venant de subir deux échecs au théâtre, l’auteur croyait si peu en son étoile qu’il était convaincu que son éditeur refuserait son manuscrit. Le livre est emblématique d’un courant important du réalisme anglais, dédié à la peinture des vertus modestes de la low middle class et à l’éloge de la common decency.

Chaque année en septembre, la famille Stevens passe quinze jours de vacances à la mer et c’est toute une expédition. Cette année-ci, si les six membres de la famille retrouvent avec plaisir une routine balnéaire immuable, chacun sent confusément que ces vacances ont un parfum de dernière fois. La pension de famille où les Stevens prennent leurs quartiers depuis toujours manifeste des signes de plus en plus flagrants de délabrement. Mais oseront-ils changer de gîte l’année prochaine au risque de peiner leur vieux couple d’hôtes ? Les deux aînés des Stevens ont grandi et s’essaient timidement au flirt sur la plage. Accepteront-ils de revenir l’année prochaine avec papa-maman, ou n’aimeront-ils pas mieux passer leurs vacances avec des jeunes gens de leur âge ? Comme il en va souvent dans les romans de vacances, le plaisir s’ombre de mélancolie.

R.C. Sherriff manie souplement le discours indirect libre, qui lui permet tantôt de présenter la famille comme un bloc uni et tantôt d’envisager tour à tour le point de vue de chacun des Stevens sur les menus événement de la quinzaine. Il réussit remarquablement une grande scène de malaise social, lorsque la famille est invitée à prendre le thé dans la riche villa du patron de M. Stevens. Son écriture fondée sur l’observation minutieuse des détails de la vie quotidienne a cependant son revers : cette histoire est tout de même bien terre-à-terre et tout en reconnaissant le doigté de l’auteur, on s’ennuie un peu à la longue, il faut le dire. Ce point de vue n’est pas partagé outre-Manche, où la réédition du livre a suscité un accueil critique enthousiaste. La préface, extraite des mémoires de Sherriff, où celui-ci raconte la genèse du livre et donne quelques clés de son écriture, est intéressante, à l’instar de quasiment tous les textes où un écrivain ouvre la porte de son atelier.




Chambres


Paris, rue Broca


mardi 18 juin 2024 | Chambres | Aucun commentaire


Retournements

La Belle Espionne (Sea Devils, 1953) réunit toutes les qualités des meilleurs films de Raoul Walsh : la verve picaresque, l’élan narratif, la franchise plastique (belle photo couleur, souvent crépusculaire, de Wilkie Cooper), l’investissement des paysages naturels qui, plus que simple décor, semblent partie prenante de la vie des personnages. À quoi s’ajoute la sûreté de la direction d’acteurs. Excellente comédienne, Yvonne De Carlo se voit confier un rôle d’aventurière plus riche que les emplois stéréotypés où la confinait la Universal. Rock Hudson (que Walsh avait pris sous contrat personnel) est employé au meilleur de ses capacités. Et c’est toujours un fin plaisir de voir Brunius à l’écran, ici dans le rôle de Fouché, fait pour lui comme un gant.

Au point de départ de l’écriture du film, le projet d’adapter les Travailleurs de la mer. De cette première intention ne restent que le cadre maritime et quelques allusions. On peut rêver à ce qu’aurait été une adaptation en bonne et due forme du roman de Victor Hugo par Walsh : il était, plus qu’aucun autre à Hollywood, l’homme de la situation. N’importe. À l’arrivée, Sea Devils propose un alliage très séduisant de fantaisie historique, de film d’aventure et de film d’espionnage entre l’Angleterre et la France, au temps des guerres napoléoniennes.

Au lendemain de la vision d’un film de Walsh, ce sont moins des plans en particulier qui restent en mémoire (comme on peut conserver le souvenir net d’un plan tiré au cordeau de Fritz Lang) que l’énergie de leur enchaînement — chaque plan nouveau paraissant procéder naturellement du précédent. Il y a ainsi, dans Sea Devils, une séquence admirable dans sa vitesse et sa concaténation, parce qu’elle implique, en l’espace de quelques minutes, un triple retournement de situation, sur le mode du jeu de dominos.

1. Déclic mental. Fouché comprend soudain que le majordome du château de Rémusat est un espion à la solde des Anglais.

2. Fouché poursuit le majordome jusque dans le pigeonnier du château, pour l’empêcher d’envoyer un message aux Anglais. Il l’abat d’un coup de pistolet. Mais, en expirant, le majordome libère le pigeon voyageur porteur du message. Fatalitas ! Le geste destiné à empêcher une action devient précisément celui qui permet à cette action de s’accomplir.

3. Le pigeon franchit la Manche. Les Anglais reçoivent le message et se croient maîtres du jeu. Mais ils ignorent que Fouché sait qu’ils savent. Ils envoient un message de réponse, sans se douter que Fouché l’interceptera à son arrivée et n’aura plus qu’à tendre tranquillement sa souricière.


samedi 1 juin 2024 | Dans les mirettes | Aucun commentaire