La bibliothèque d’Ardis (2)

L’intimité qui s’était établie entre Ada et son « cher, trop cher René » (c’est ainsi que parfois, pour plaisanter, elle aimait appeler Van) changea du tout au tout la question lecture – malgré les interdits qui demeuraient placardés dans l’air. Peu après son arrivée à Ardis, Van avait averti son ex-institutrice (elle avait de bonnes raisons de le croire) que, s’il n’obtenait pas l’autorisation de puiser dans la bibliothèque à toute heure du jour, pour une durée indéterminée et sans avoir recours à la mention « en lecture », tous ouvrages, œuvres complètes, brochures, incunables, qu’il pourrait lui prendre envie de lire, la bibliothécaire de son père, Miss Vertograd, vieille demoiselle d’une complaisance inépuisable et dévouée jusqu’à la servilité, dont le format et très probablement la date de publication correspondaient à ceux de Verger, serait chargée par lui d’expédier par colis postal à l’adresse d’Ardis Hall de pleines malles d’ouvrages de libertins du XVIIIe siècle et de sexologues germaniques, encadrés par un assortiment complet de Shastras et de Nefsawis en traduction littérale et avec des suppléments apocryphes. Mlle Larivière, perplexe, eût souhaité débattre le dilemme avec le Maître d’Ardis, mais elle ne discutait jamais avec lui de quoi que ce fût de sérieux depuis le jour (janvier 1876) où il lui avait à l’improviste fait des avances – sans grande conviction, il faut bien le dire. Quant à la chère et frivole Marina, elle se contenta de déclarer qu’à l’âge de Van, elle aurait empoisonné son institutrice au borax cafardicide si on l’avait empêchée de lire, par exemple, Fumée de Tourgueniev. À la suite de quoi, tout ce qu’Ada voulait lire, ou aurait pu vouloir lire, était déposé à son intention par Van dans diverses cachettes sûres.
[…]
Le malheureux bibliothécaire donna sa démission « éplorée » le 1er août 1884 ; dès lors, romans, poésies, ouvrages scientifiques et philosophiques vagabondèrent inaperçus. Ils traversaient les pelouses, glissaient le long des haies – un peu comme les objets que transporte l’Homme invisible dans le beau conte de Wells – et finissaient par se poser dans le giron d’Ada, en quelque lieu qu’elle et Van se fussent donné rendez-vous. L’un et l’autre cherchaient dans les livres quelque chose qui les passionnât, ce que font toujours les meilleurs lecteurs, mais dans plus d’un ouvrage réputé ils ne trouvèrent qu’ennui, prétention et fausses informations.

Vladimir Nabokov, Ada ou l’Ardeur (1969).
Traduction de Gilles Chahine
avec la collaboration de Jean-Bernard Blandenier.
Fayard, 1975.


Mercredi 22 janvier 2020 | Bibliothèques |

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