Retournements

La Belle Espionne (Sea Devils, 1953) réunit toutes les qualités des meilleurs films de Raoul Walsh : la verve picaresque, l’élan narratif, la franchise plastique (belle photo couleur, souvent crépusculaire, de Wilkie Cooper), l’investissement des paysages naturels qui, plus que simple décor, semblent partie prenante de la vie des personnages. À quoi s’ajoute la sûreté de la direction d’acteurs. Excellente comédienne, Yvonne De Carlo se voit confier un rôle d’aventurière plus riche que les emplois stéréotypés où la confinait la Universal. Rock Hudson (que Walsh avait pris sous contrat personnel) est employé au meilleur de ses capacités. Et c’est toujours un fin plaisir de voir Brunius à l’écran, ici dans le rôle de Fouché, fait pour lui comme un gant.

Au point de départ de l’écriture du film, le projet d’adapter les Travailleurs de la mer. De cette première intention ne restent que le cadre maritime et quelques allusions. On peut rêver à ce qu’aurait été une adaptation en bonne et due forme du roman de Victor Hugo par Walsh : il était, plus qu’aucun autre à Hollywood, l’homme de la situation. N’importe. À l’arrivée, Sea Devils propose un alliage très séduisant de fantaisie historique, de film d’aventure et de film d’espionnage entre l’Angleterre et la France, au temps des guerres napoléoniennes.

Au lendemain de la vision d’un film de Walsh, ce sont moins des plans en particulier qui restent en mémoire (comme on peut conserver le souvenir net d’un plan tiré au cordeau de Fritz Lang) que l’énergie de leur enchaînement — chaque plan nouveau paraissant procéder naturellement du précédent. Il y a ainsi, dans Sea Devils, une séquence admirable dans sa vitesse et sa concaténation, parce qu’elle implique, en l’espace de quelques minutes, un triple retournement de situation, sur le mode du jeu de dominos.

1. Déclic mental. Fouché comprend soudain que le majordome du château de Rémusat est un espion à la solde des Anglais.

2. Fouché poursuit le majordome jusque dans le pigeonnier du château, pour l’empêcher d’envoyer un message aux Anglais. Il l’abat d’un coup de pistolet. Mais, en expirant, le majordome libère le pigeon voyageur porteur du message. Fatalitas ! Le geste destiné à empêcher une action devient précisément celui qui permet à cette action de s’accomplir.

3. Le pigeon franchit la Manche. Les Anglais reçoivent le message et se croient maîtres du jeu. Mais ils ignorent que Fouché sait qu’ils savent. Ils envoient un message de réponse, sans se douter que Fouché l’interceptera à son arrivée et n’aura plus qu’à tendre tranquillement sa souricière.


samedi 1 juin 2024 | Dans les mirettes | Aucun commentaire

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