Brocante d’hiver
Les marchands déballent vers les quatre heures du matin. Il a gelé durant la nuit. Les objets et les livres sont recouverts d’une fine pellicule de givre. Les doigts s’engourdissent de froid rien qu’à moissonner dans les caisses des bouquinistes. Deux trouvailles.
— J’avais oublié que Pauvert avait édité Sagan. Voilà une rencontre inattendue et donc intrigante. Pauvert en aurait peut-être dit un mot dans le second volume de ses mémoires, annoncé et jamais écrit. On lira ce Sagan-là avec curiosité.
— Un 10/18 que je n’avais jamais vu passer. Il s’agit d’un recueil d’essais que Maurice Nadeau avait publié en 1965 dans sa collection « les Lettres nouvelles ». Le nom d’Hans Magnus Enzensberger est à jamais lié pour moi à Journal intime de Nanni Moretti, où je l’entendis prononcer pour la première fois. Rappelez-vous. Dans un café, en attendant de passer sa commande, Moretti revoit à la télé l’inoubliable mambo de Silvana Mangano dans Anna de Lattuada, et se met à danser de conserve. Peu après, il rejoint sur la terrasse son compagnon de voyage, Gerardo (Renato Carpentieri), professeur téléphobe et bougon à qui il décrit la séquence. Gerardo coupe court, agacé :
GERARDO : Tu te rappelles ce qu’Hans Magnus Enzensberger a dit de la télévision…
MORETTI : Euh…
GERARDO (d’un ton définitif) : Eh bien, je pense comme lui.
Sur le moment, « Hans Magnus Enzensberger » m’avait paru une telle caricature de nom d’intellectuel allemand pisse-froid que j’avais cru à une invention bouffonne de Moretti. Ce qui rendait la scène encore plus drôle. Quelque temps plus tard, je tombai sur un livre de lui dans la vitrine d’une librairie. « Ah ben mince, il existe vraiment ! »
Deux solitudes
À la brocante, ce couple tellement, tellement étrange que je n’ai pas résisté. Leur maintien contraint de jeunes mariés bien comme il faut n’est pas exempt d’un certain malaise qui se communique insidieusement à nous. Elle regarde l’objectif, lui regarde à côté. Elle esquisse un sourire et ne manque pas de charme, lui m’évoque certains visages impénétrables de Magritte. Ils ont tous les deux quelque chose de médusé. Plus je les considère et plus ils me foutent les jetons (lui, surtout). Quels secrets inavouables dissimulent ces fantômes ?
René Magritte, l’Assassin menacé (détail)
Pioche du jour
Un euro à la brocante.
Queneau en musique
Une curiosité : le livret de Loin de Rueil, comédie musicale de Maurice Jarre et Roger Pillaudin d’après le roman de Raymond Queneau. Produite par le Théâtre national populaire, la pièce fut créée au Palais de Chaillot le 14 mars 1961. Parmi les interprètes, Jean Rochefort, Rosy Varte, Charles Denner, Nicole Croisille et Jean-Marie Proslier.
Cerise sur le gâteau, l’exemplaire trouvé ce matin comporte diverses truffes : le programme du spectacle (dans un joli petit format de 10,5 x 13,5 cm) et deux papillons.
Répétition de Loin de Rueil, mars 1961. De gauche à droite, Roger Pillaudin, Raymond Queneau,
Janine et Jean Vilar. Photo : René Saint-Paul.
Collection de tours Saint-Jacques
La tour Saint-Jacques, monument entre tous chargé de magnétisme, à quelque heure du jour ou de la nuit qu’on le rencontre, je ne peux m’empêcher d’en accumuler les images comme autant de talismans : cartes postales anciennes, gravures du XIXe siècle patiemment rehaussées de couleurs, aquarelles pour touristes des années 1960 qui ont fini par acquérir un certain charme.
Jean Luypaert
Petit coup de foudre ce matin à la brocante. La lumière, la « poésie muette des choses » et l’effet de temps suspendu propres à tant de natures mortes, l’équilibre de la composition, la bouteille quasi morandienne, la facture — j’aime les tableaux qui ont de la « matière », où l’on sent le coup du pinceau : tout m’a mystérieusement attiré dans cette toile et je n’ai pas résisté.
Une recherche en ligne m’a permis de réunir quelques renseignements sur le peintre. Jean Luypaert (Vilvorde, 1893 — Ostende, 1954) est l’un de ces petits maîtres que les catalogues de vente rangent indistinctement sous l’appellation vague d’« école de Belgique ». Enseignant de profession, il se forme parallèlement à l’académie de Bruxelles. En 1918, avec trois amis peintres, il fonde un cercle artistique à Vilvorde où il exposera régulièrement. Il peint des paysages et des marines — dont il emprunte les motifs à la campagne et à la côte flamandes —, des intérieurs et des natures mortes. Après sa retraite, il s’établit à Coxyde où il installe son atelier dans un ancien moulin. Il séjourne et peint également en Provence. Une exposition rétrospective de son œuvre a été organisée un an après sa mort à la Maison des arts de Schaerbeek.
L’objet aimé
Un escalier de bibliothèque, enfin !