Serre-livres en forme de globes terrestres
Léger frisson en tombant à la brocante sur un lot de « Petite Planète ». Se pourrait-il qu’il s’y trouve ? Ouiii ! Le voici : Italie de Paul Lechat, pseudonyme sous lequel se cache nul autre que Chris Marker, fondateur et directeur de la collection. Le livre a paru en 1964. En couverture, la sublime Lucia Bosè.
Dès les premières lignes, on reconnaît la voix, le ton, le phrasé de Marker. Ce pourrait être le commentaire off d’un film qu’il n’a pas tourné.
Trouvés à la brocante à un euro pièce, ces trois petits volumes de Théâtre — procurés au Divan en 1931 par Henri Martineau — sont une rareté pour complétiste acharné. Ils constituent aussi un document précieux sur les années de formation de Stendhal, qui vous donne l’impression d’entrer par la petite porte dans l’atelier du créateur. (Plutôt que l’atelier, on devrait dire : la salle des machines. Ça turbine à plein régime là-dedans.)
De dix-huit à trente ans, Stendhal se rêva une grande carrière dramatique en nourrissant l’ambition de devenir rien de moins que le nouveau Molière. Son journal nous le montre fréquentant assidument les théâtres, commentant de manière acérée les pièces auxquelles il assiste, étudiant plume à la main les grands maîtres du genre, ébauchant des canevas, réfléchissant sans cesse aux ressorts de la dramaturgie, avec un intérêt tout particulier pour la construction du personnage et la comédie de caractères.
Aucun de ces projets ne fut mené à terme. Aussi bien, ce qu’avait réuni dans ces trois volumes l’infatigable Martineau, c’est, outre un certain nombre de pièces inachevées, une masse colossale de travaux préparatoires : fragments de scènes, plans, ébauches, scénarios et réflexions sur l’art dramatique. On peut sourire de ces rêves illusoires de grandeur, des kilos de papier noircis durant tant d’années par ce noteur compulsif — qui couvrait de pattes de mouches ses cahiers, les marges de ses livres en cours de lecture, et jusqu’à ses bretelles. Mais Stendhal n’est pas le premier auteur à s’être d’abord mépris sur la vraie nature de ses dons. Et ce ne furent pas des années perdues. Sans le savoir, il était en train de forger ses outils de futur romancier. Et l’on voit bien ce qui, de ce savoir-faire théâtral même non payé de résultats, est passé dans ses romans : le sens de la scène frappante, des retournements rapides de situations, de l’interaction dynamique entre les personnages, le souci de peindre toujours les personnages en mouvement, la psychologie en action, qui donnent un tel allant à la Chartreuse, Lamiel ou Lucien Leuwen.
Trouvé à la brocante, ce livret accompagnait l’exposition « Edmond Deman, éditeur de Mallarmé », organisée en 1999 au musée départemental Stéphane Mallarmé. C’est un joli petit objet imprimé sur deux papiers, incluant des fac-similés en réduction de quelques pages des trois livres de Mallarmé parus chez Deman, les Poèmes d’Edgar Poe, Pages et Poésies. Ces reproductions permettent d’apprécier la qualité du travail éditorial : mise en page aérée, typographie parfaite, emploi de la couleur pour les titres et les ornements. Le texte du livret, informé et précis, est d’Adrienne Fontainas, commissaire de l’exposition, à qui l’on doit une excellente biographie de l’éditeur 1.
Libraire, bibliophile, collectionneur et marchand d’art, Edmond Deman (1857-1918) fut une figure majeure de l’édition fin de siècle. Son activité témoigne de la richesse des échanges entre la France et la Belgique au temps du symbolisme. Sa maison est ouverte aux écrivains et aux artistes. Sa librairie bruxelloise accueille des expositions de Degas, Renoir, Manet, Carrière et Delville. Il entretient des relations suivies avec Émile Verhaeren dont il publiera quatorze livres, Léon Spillaert et Théo Van Rysselberghe, Odilon Redon et Eugène Devolder, Félicien Rops et Villiers de l’Isle-Adam, Maeterlinck et Fernand Khnopff. Son travail d’éditeur, pour être limité en quantité (cinquante-quatre titres imprimés à petit tirage sur les meilleurs papiers), est d’une importance exceptionnelle par le choix des textes autant que par le soin extrême apporté à la réalisation éditoriale. Chacun de ses livres est le fruit d’un dialogue nourri avec l’auteur et l’artiste éventuel, dont la plupart deviendront des amis. Avec Mallarmé, il sera royalement servi.
Le poète a découvert Deman grâce à l’exemplaire des Soirs que lui a offert Verhaeren. Le voilà, l’éditeur de ses rêves, capable de réaliser « un livre qui soit un livre architectural et prémédité ». Deman ne sera pas au bout de ses peines. Entre les deux hommes, les relations sont à la fois cordiales et compliquées, et si la lenteur de l’éditeur exaspère parfois Mallarmé, Deman s’avoue découragé par son auteur, sa quête impossible du Livre ultime et ses atermoiements sans fin (italiques ou romains ?). L’élaboration des Poésies sera particulièrement longue et laborieuse, au point où Deman finit par rendre son tablier. Refus de Mallarmé, nouveau départ, nouvelle ronde d’hésitations. Dans l’intervalle, le tandem s’attèle à une édition des Histoires souveraines de Villiers de l’Isle-Adam. En août 1898, dernier échange de lettres. Un mois plus tard, Mallarmé meurt soudainement, « sans avoir vu le volume dont il avait tant rêvé ». Les Poésies paraîtront à titre posthume, en février 1899. Valéry en a corrigé les dernières épreuves.
1 Adrienne et Luc Fontainas, Edmond Deman éditeur. Art et édition au tournant du siècle, Labor, «Archives du futur », 1997. Voir aussi le catalogue de l’exposition du musée Félicien Rops, Impressions symbolistes. Edmond Deman, éditeur d’art, 2011.
La marque de l’éditeur, dessinée par Fernand Khnopff
Ce matin à la brocante, les deux premiers numéros des Cahiers de l’énergumène, contenant respectivement un article de Patrick Mauriès sur Bernard Berenson et un essai de Mario Praz sur Winckelmann, qui ont suffi à en motiver l’emplette. Prenant la suite de la revue l’Énergumène, ces Cahiers furent fondés en 1982 par l’historien d’art Gérard-Julien Salvy, auquel on dut par la suite la création des éditions Salvy, d’excellente mémoire. L’esprit de ce semestriel imprimé sur beau papier est cousin de celui du Promeneur. Des inédits de « grands anciens » voisinent des contributions d’auteurs contemporains, le tout entrecoupé d’ensembles sur l’architecture et de portfolios consacrés à des artistes et des photographes. Au sommaire des deux premiers numéros, des textes de Joyce, Isherwood, Gombrowicz, Umberto Saba, Jean Pavans, René de Ceccatty, Jean-Noël Vuarnet, et même la recette du risotto à la milanaise par nul autre que Carlo Emilio Gadda.
J’ai trouvé ici un entretien avec Gérard-Julien Salvy, dont on ne s’étonnera pas de découvrir le cosmopolitisme, la passion de la collection et l’intérêt pour l’histoire du goût.
Jamais vu ça en vingt ans de fréquentation de la brocante Saint-Pholien. Le jazz, aux puces, ça se résume d’ordinaire à quelques compils de troisième ordre égarées entre les Quatre Saisons, les chefs-d’œuvre de l’opérette et les grands hits de la dance music. Très rarement, un vinyle intéressant. Là, c’était tout le contraire. Une collection de CD d’une qualité exceptionnelle, témoignant d’un goût sans faille ; une vie d’écoute et de passion. Le destin ordinaire d’une collection après la mort du collectionneur, c’est la dispersion ; mais cela m’a fait mal au cœur de la voir finir ainsi, jetée sur le pavé par des héritiers pressés. Elle méritait un meilleur sort. Elle appartenait à un avocat, monsieur Frankinet de la rue des Bonnes-Villes, qui, personne n’est parfait, avait la mauvaise habitude d’inscrire son nom et son adresse sur toutes les pochettes (tantôt en la griffonnant d’une écriture à grands jambages, tantôt au moyen d’un coup de tampon encreur ou encore d’une étiquette autocollante impossible à enlever sans tout déchirer), et de souligner au bic ou au marqueur fluo ses plages préférées. Paix à ses cendres. Je lui dois d’avoir enrichi ma collection de soixante CD pour la somme de 50 €. Que du premier choix : Sinatra période Capitol (la meilleure), Basie, Benny Carter, Teddy Wilson, Monk, Rollins, Mingus, Dolphy, Jackie McLean, Art Pepper, Warne Marsh, Mal Waldron, Steve Lacy, Cecil Taylor, Jimmy Lyons, Bill Dixon, Anthony Braxton, David Murray, John Zorn and so forth. Et si j’étais arrivé cinq minutes plus tôt, j’aurais chopé une pile imposante de Sun Ra et de Vienna Art Orchestra dont s’est emparé un autre amateur.
Le virus du complétisme a encore frappé. Impossible de louper le Dictionnaire des synonymes de Bailly ce matin à la brocante. J’aime bien cette collection de Larousse: le graphisme classe des couvertures aux lignes sorties d’un générique de Saul Bass, la typo, les reliures toilées qui supportent bien l’épreuve du temps. En outre, ils rendent encore service, en particulier le Dictionnaire des difficultés de Thomas et le Dictionnaire analogique de Maquet, plus fécond qu’un classique dictionnaire de synonymes pour dériver sans fin au fil des mots. Ils furent réédités dans les années 1970 sous des couvertures souples… très années 1970. J’aime aussi.