Mollino l’obsessionnel

Au Centre culturel italien de Paris, intéressante petite exposition consacrée à Carlo Mollino (1905-1973), ingénieur, architecte, décorateur et designer. Ayant hérité de son père ingénieur-architecte une fortune considérable qui le mit à l’abri du besoin, Mollino put s’offrir le luxe de choisir ses clients et de n’accepter que les commandes qui l’intéressaient. Si bien qu’il dessina relativement peu d’édifices et d’éléments de mobilier (pièces souvent uniques, qui valent aujourd’hui des fortunes).

Ex-enfant surdoué, perfectionniste jusqu’à la maniaquerie – le genre à dessiner la pièce exacte dont il a besoin, puis la machine-outil qui permettra d’usiner cette pièce ; l’argent n’est jamais un problème –, Mollino est l’homme des passions successives, qui déteste se répéter. Il se donne à fond à un sujet ou un projet puis, l’ayant épuisé, passe à autre chose. Quelques constantes, tout de même. 1) L’amour de la photographie, à laquelle il consacrera un gros essai, le Message de la chambre obscure. Sa vie durant, Mollino documentera méthodiquement par la photo ses travaux et ses voyages. 2) le goût de la vitesse, et des engins de vitesse. Il conçoit une méthode pionnière de ski alpin, qui donne lieu à un livre illustré de diagrammes et de photographies (après quoi, fini le ski, il n’y reviendra plus). Il dessine un modèle de voiture de course aux lignes futuristes, qui remportera les vingt-quatre heures du Mans dans sa catégorie. Il acquiert plusieurs avions, qu’il pilote lui-même, évidemment.

Mollino fut un personnage excentrique et secret, au caractère ombrageux, à la vie soigneusement compartimentée. À sa mort, on découvrit plusieurs centaines de photos et polaroids érotiques qu’il réalisait de nuit dans un appartement loué en secret et transformé en studio ; on y perçoit l’importance du rituel et de la théâtralité dans l’imaginaire de ce grand obsessionnel. On découvrit aussi l’existence d’un autre appartement, au premier étage d’une villa donnant sur le Po, dont Mollino n’avait parlé à personne et qu’il n’avait jamais habité, entièrement réaménagé et décoré par ses soins, et conçu comme un cénotaphe ou un tombeau égyptien. Rien, de la disposition repensée des pièces au moindre élément de décor, n’y semble avoir été laissé au hasard.


mercredi 17 juin 2015 | Dans les mirettes | Aucun commentaire


Gunn, l’autre et son double




Figures du dédoublement

Un jour peut-être, et c’est tout le bien qu’on se souhaite, on aura vu tous les films de Blake Edwards. Peut-être. Car ses premiers travaux de studio, deux véhicules pour le chanteur Frankie Laine, ont peu de chances de ressortir des oubliettes.

Et donc, voici Gunn (1967). Œuvrette incontestablement mineure. Il s’agit d’une séquelle de Peter Gunn, série télé produite par Edwards et qui fut diffusée de 1958 à 1963. Le scénario, coécrit par Edwards et William Peter Blatty, fut d’abord proposé à William Friedkin. Ce dernier le refusa en arguant qu’il n’apportait rien de neuf et ressemblait plutôt à une médiocre resucée de la série télé. Il n’avait pas tort. L’intrigue en est des plus conventionnelles, ce qui n’est pas bien grave, et mollement conduite, ce qui est plus embêtant.

Néanmoins, le film n’est pas dénué d’intérêt. En premier lieu, il y a le personnage. Quoiqu’il ressortisse au stéréotype fatigué du détective privé tombeur de ces dames, Peter Gunn s’en distingue par une étrange passivité. Ce n’est pas qu’il soit amorphe, non, mais il paraît souvent subir les événements (et notamment les assauts féminins) au lieu de les impulser, ce qui lui confère une certaine singularité et induit un léger décalage vis-à-vis des conventions du genre. Indissociable du personnage, son interprète Craig Stevens, dont la raideur sert paradoxalement le jeu (on songe à le voir qu’il aurait été parfait dans des parodies du genre The Naked Gun). Stevens tire un parti parfois étonnant de moyens limités, que compensent sa stature et surtout sa voix, remarquablement timbrée. Il sait donner l’intonation qui convient à un dialogue souvent incisif (on ne le dit pas assez, mais Edwards est aussi un excellent dialoguiste).

Ensuite, la mise en scène. Edwards, comme il l’a prouvé ailleurs, transporte imperturbablement sa méthode du cinéma comique au cinéma policier, et sa patte est reconnaissable à l’attaque du plan, à certains tropes de mise en place, de découpage et de raccords (voir par exemple la scène du cimetière), sans oublier un gag explosif (littéralement). En outre, Gunn est parsemé de détails visuels sui generis, de sorte que si le scénario dévide une histoire sans grand intérêt à laquelle personne ne semble croire, le film en raconte une autre plus intrigante, placée sous le signe de l’identité incertaine, du travestissement et du dédoublement — ce qui est, ma foi, diablement edwardsien. Cela va du bateau-boîte de nuit, dont les hôtesses sont toutes d’accortes paires de jumelles, à l’identité clivée du criminel, en passant par la fusillade dans le dressing aux cent miroirs (hommage au palais des glaces de la Dame de Shangaï). Et ça culmine dans la scène de la cabine de photomaton, scène tout à fait gratuite et d’autant plus révélatrice. Dans une arcade de jeux, Gunn a retrouvé un témoin crucial. Celui-ci l’invite à poursuivre discrètement la conversation au photomaton. Gunn prend place dans la cabine. Et tandis que, de l’autre côté du rideau, le témoin lui balance ses tuyaux, il se compose ce genre de physionomie empruntée qu’on adopte toujours quand on se fait tirer le portrait. Quatre coups de flash. La machine crache sa bandelette de photographies. Elles sont toutes plus affreuses et peu ressemblantes les unes que les autres. Le gag, tout à coup, débouche sur une sorte de vertige kafkaïen où le personnage est confronté à l’étrangeté absolue de son identité.

Cela étant, Edwards réalisera en 1989 un téléfilm intitulé lui aussi Peter Gunn, qui n’est pas un remake mais une nouvelle aventure du détective (incarné cette fois par Peter Strauss), et qui est bien meilleur.






samedi 9 mai 2015 | Dans les mirettes | Aucun commentaire


La débutante récalcitrante

Il y a des films qu’on peut revoir inlassablement, sans que d’innombrables visions en altèrent le pouvoir euphorisant : Singin’ in the Rain, Rio Bravo, The Pink Panther, My Sister Eileen, The Shop Around the Corner, The Apartment, Groundhog Day, Faisons un rêve… et The Reluctant Debutante de Vincente Minnelli, qui enchanta mon enfance, dont je ne manquai jamais les rares rediffusions même en version française (très supportable), et que voici enfin disponible en DVD. Argument : Jim et Sheila Broadbent accueillent à Londres la fille américaine de Jim, Jane, née d’un premier mariage. Engagée dans un concours de snobisme avec sa meilleure amie-rivale, Sheila pousse sa belle-fille à participer à la season, cette succession de bals ininterrompue où les débutantes en quête du prétendant idéal font leur entrée dans le monde.

Ce film est une bulle de champagne. La minceur même de la trame permet d’y apprécier à l’état chimiquement pur le génie de la mise en scène de Minnelli : timing et finesse dans la comédie de mœurs, la satire d’un rite social déjà désuet à sa date (1958) et la peinture du conflit des générations (compliqué par l’éternel malentendu anglo-américain) ; maîtrise éblouissante de la scénographie se déployant presque exclusivement dans des lieux clos aux espaces emboîtés : appartements, salles de bal, restaurants ; ballet d’équilibriste entre les brefs éclats de pur comique (la merveilleuse Kay Kendall, un an après les Girls de Cukor, se montre une fois de plus irrésistible de drôlerie bouffonne) et la délicatesse dans l’exposé des sentiments. Même dans un film aussi heureux et léger, le rêve tournoyant, chez Minnelli, reste inséparable de sa part latente de cauchemar. On connaît peu de cinéastes capables comme lui de montrer simultanément l’euphorie alcoolisée et l’envers panique des parties mondaines (Rex Harrison, chaque soir un peu plus livide et décomposé par le manque de sommeil, se soutenant en grappillant tous les verres qui passent à sa portée…) Ni de ménager, au milieu de l’agitation ambiante, la parenthèse émouvante d’une scène d’intimité complice entre un père et sa fille, dans la cuisine, aux petites heures de la nuit.


samedi 2 mai 2015 | Dans les mirettes | Aucun commentaire


Champagne !



The Pink Panther

Ce qui réjouit chez Blake Edwards, c’est que le comble du raffinement (élégance plastique, organisation de l’espace, sens infaillible du tempo tour à tour dilaté et comprimé) soit mis au service des gags les plus parfaitement scabreux. Edwards est notamment le champion de la bouteille de champagne évidemment phallique explosant au moment le moins opportun, en une métaphore flagrante de l’éjaculation prématurée 1.

La plus spectaculaire de ces explosions se trouve dans The Pink Panther. On vient d’en rencontrer une autre dans The Perfect Furlough, comédie charmante où l’on a plaisir à retrouver, aux côtés du couple Tony Curtis-Janet Leigh, notre chère Elaine Stritch.



The Perfect Furlough

1 Indice, peut-être, d’une inquiétude sexuelle qui court dans toute son œuvre. Dans la dernière partie de sa carrière, l’angoisse du mâle californien polygame deviendra le grand sujet d’Edwards : Ten, Micki and Maud, The Man Who Loved Woman, That’s Life !, Skin Deep.


samedi 2 mai 2015 | Dans les mirettes | Aucun commentaire


L’image-mouvement



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À la belle exposition Palma le Vieux de Bergame, arrêt prolongé devant Incontro di Giacobbe e Rachelo (vers 1524), un de ces tableaux dont il me plaît de penser, avec un anachronisme délibéré, qu’ils annoncent le cinéma. Non seulement la toile est parfaitement construite pour être lue de gauche à droite : depuis le berger assis à gauche — témoin de la scène, il est notre alter ego dans le tableau — jusqu’aux confins de droite, en passant par le second berger dont la pose prolonge celle du premier tout en rimant avec celle du couple central ; mais l’on y sent encore le désir ardent du peintre de communiquer l’impression de mouvement : le berger se penchant pour verser le contenu du seau dans la mangeoire ; la triple action de Jacob et Rachel : encore en marche l’un vers l’autre (ils ont chacun un pied en avant), ils se sont à peine rencontrés au milieu du tableau qu’ils se serrent la main en tendant le visage pour s’embrasser ; le chien reniflant le chapeau ; l’agitation du troupeau et les deux moutons querelleurs à droite ; les figurants en marche qui animent discrètement l’arrière-plan.

Ce souci de saisir et suggérer le mouvement, on le trouve à l’œuvre à la même époque dans plusieurs toiles de Titien. Il reparaît un siècle plus tard dans un tableau de Poussin qui n’a jamais cessé de me fasciner, Éliezer et Rebecca (1648). En témoigne l’ordonnance admirablement rythmée des porteuses d’eau autour du puits, dont il n’échappera à personne qu’elles ont toutes le même visage, avec des expressions légèrement différentes — comme s’il s’agissait du même personnage démultiplié, saisi à différents moments d’une même action, en autant d’arrêts sur image surimposés.



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Palma il Vecchio, Lo sguardo della bellezza, jusqu’au 21 juin à la Galleria d’arte moderna e contemporanea de Bergame.

 




La Part de l’ombre en salles

La Part de l’ombre d’Olivier Smolders sera projeté, en programme double avec la Légende dorée, le 24 avril à 20 heures à Liège, au Churchill, en présence du réalisateur.

Dix autres projections, en couplage avec Mort à Vignole, suivront en avril et mai au Churchill. Horaires ici.

Une projection aura également lieu à Bruxelles à la Cinémathèque, le 21 mai à 19h30, en présence d’Olivier Smolders.

La Part de l’ombre
Un film d’Olivier Smolders
Scénario : Olivier Smolders et Thierry Horguelin
Photographies : Jean-François Spricigo
Les Films du Scarabée et Yuzu Productions, 2013
28 minutes
L’image fantôme d’Oskar Benedek, par Tieri Briet.
Entretien avec Olivier Smolders.




Casa Boschi Di Stefano

J’ai un faible pour les musées-maisons, maisons d’artistes ou de collectionneurs. Il y en a quelques-uns à Milan : le museo Poldi Pezzolli et le museo Bagatti Valsecchi, deux demeures de riches collectionneurs du XIXe siècle, à l’opulence un peu écrasante. Le plus secret d’entre eux, à l’écart du centre, est l’appartement d’Antonio Boschi et Marieda Di Stefano. Je dois sa découverte inopinée à une aimable petite dame du Fondo Ambiante Italiano, rencontrée à Santa Maria presso San Satiro devant le trompe-l’œil de Bramante.

Il se trouve au deuxième étage d’un immeuble de la via Giorgio Jan dessiné par Piero Portaluppi — architecte auquel on doit le museo del Novocento et l’incroyable villa Necchi Campiglio, triomphe de la ligne claire des années 1930, qui mérite elle aussi la visite.




Antonio Boschi (1896-1988) et Marieda Di Stefano (1901-1968) se sont rencontrés en vacances en 1926 et mariés l’année suivante. Elle était céramiste et fille de collectionneur ; et lui, ingénieur. Boschi, si j’ai bien compris, fit fortune grâce au brevet d’une petite roue dentée appelée à jouer un rôle essentiel aux usines Pirelli — grâce à quoi les époux purent assouvir leur passion de collectionneurs. En quarante ans d’existence commune, ils acquirent pas moins de deux mille œuvres, tableaux, sculptures et dessins. Trois cents d’entre elles sont exposées dans leur appartement ; les autres ont rejoint les collections du museo del Novocento.

L’accrochage de la casa Boschi Di Stefano est chronologique. Il compose, pièce après pièce, un panorama de la peinture italienne des années 1910 aux années 1960. Savinio, Carrá, De Chirico, Morandi, De Pisis, Sironi, Fontana côtoient des artistes aux noms oubliés ou connus des seuls spécialistes de la période. Tout n’est pas d’égale valeur, mais l’on fait quelques découvertes 1 et c’est évidemment l’ensemble qui fait sens, et se charge d’une électricité supplémentaire d’être exposé dans le cadre de vie de ses propriétaires. On sent ici le contact vécu au quotidien avec des œuvres choisies et aimées, qui rend la visite d’autant plus émouvante.




1 Si j’avais pu emporter une toile sous le bras, ce n’est pas sur le grand Chirico (d’époque tardive et plutôt laid, il faut bien l’avouer) ni même sur un Morandi que j’aurais jeté mon dévolu, mais sur un adorable petit tableau de Renato Paresce, peintre inconnu de moi, Statua e scala (1929).

Casa Boschi Di Stefano, 15 via Giorgio Jan, Milan. Ouvert du mardi au dimanche de 10 à 18 heures. Entrée libre.