Gunn, l’autre et son double
Figures du dédoublement
Un jour peut-être, et c’est tout le bien qu’on se souhaite, on aura vu tous les films de Blake Edwards. Peut-être. Car ses premiers travaux de studio, deux véhicules pour le chanteur Frankie Laine, ont peu de chances de ressortir des oubliettes.
Et donc, voici Gunn (1967). Œuvrette incontestablement mineure. Il s’agit d’une séquelle de Peter Gunn, série télé produite par Edwards et qui fut diffusée de 1958 à 1963. Le scénario, coécrit par Edwards et William Peter Blatty, fut d’abord proposé à William Friedkin. Ce dernier le refusa en arguant qu’il n’apportait rien de neuf et ressemblait plutôt à une médiocre resucée de la série télé. Il n’avait pas tort. L’intrigue en est des plus conventionnelles, ce qui n’est pas bien grave, et mollement conduite, ce qui est plus embêtant.
Néanmoins, le film n’est pas dénué d’intérêt. En premier lieu, il y a le personnage. Quoiqu’il ressortisse au stéréotype fatigué du détective privé tombeur de ces dames, Peter Gunn s’en distingue par une étrange passivité. Ce n’est pas qu’il soit amorphe, non, mais il paraît souvent subir les événements (et notamment les assauts féminins) au lieu de les impulser, ce qui lui confère une certaine singularité et induit un léger décalage vis-à-vis des conventions du genre. Indissociable du personnage, son interprète Craig Stevens, dont la raideur sert paradoxalement le jeu (on songe à le voir qu’il aurait été parfait dans des parodies du genre The Naked Gun). Stevens tire un parti parfois étonnant de moyens limités, que compensent sa stature et surtout sa voix, remarquablement timbrée. Il sait donner l’intonation qui convient à un dialogue souvent incisif (on ne le dit pas assez, mais Edwards est aussi un excellent dialoguiste).
Ensuite, la mise en scène. Edwards, comme il l’a prouvé ailleurs, transporte imperturbablement sa méthode du cinéma comique au cinéma policier, et sa patte est reconnaissable à l’attaque du plan, à certains tropes de mise en place, de découpage et de raccords (voir par exemple la scène du cimetière), sans oublier un gag explosif (littéralement). En outre, Gunn est parsemé de détails visuels sui generis, de sorte que si le scénario dévide une histoire sans grand intérêt à laquelle personne ne semble croire, le film en raconte une autre plus intrigante, placée sous le signe de l’identité incertaine, du travestissement et du dédoublement — ce qui est, ma foi, diablement edwardsien. Cela va du bateau-boîte de nuit, dont les hôtesses sont toutes d’accortes paires de jumelles, à l’identité clivée du criminel, en passant par la fusillade dans le dressing aux cent miroirs (hommage au palais des glaces de la Dame de Shangaï). Et ça culmine dans la scène de la cabine de photomaton, scène tout à fait gratuite et d’autant plus révélatrice. Dans une arcade de jeux, Gunn a retrouvé un témoin crucial. Celui-ci l’invite à poursuivre discrètement la conversation au photomaton. Gunn prend place dans la cabine. Et tandis que, de l’autre côté du rideau, le témoin lui balance ses tuyaux, il se compose ce genre de physionomie empruntée qu’on adopte toujours quand on se fait tirer le portrait. Quatre coups de flash. La machine crache sa bandelette de photographies. Elles sont toutes plus affreuses et peu ressemblantes les unes que les autres. Le gag, tout à coup, débouche sur une sorte de vertige kafkaïen où le personnage est confronté à l’étrangeté absolue de son identité.
Cela étant, Edwards réalisera en 1989 un téléfilm intitulé lui aussi Peter Gunn, qui n’est pas un remake mais une nouvelle aventure du détective (incarné cette fois par Peter Strauss), et qui est bien meilleur.
Champagne !
The Pink Panther
Ce qui réjouit chez Blake Edwards, c’est que le comble du raffinement (élégance plastique, organisation de l’espace, sens infaillible du tempo tour à tour dilaté et comprimé) soit mis au service des gags les plus parfaitement scabreux. Edwards est notamment le champion de la bouteille de champagne évidemment phallique explosant au moment le moins opportun, en une métaphore flagrante de l’éjaculation prématurée 1.
La plus spectaculaire de ces explosions se trouve dans The Pink Panther. On vient d’en rencontrer une autre dans The Perfect Furlough, comédie charmante où l’on a plaisir à retrouver, aux côtés du couple Tony Curtis-Janet Leigh, notre chère Elaine Stritch.
The Perfect Furlough
1 Indice, peut-être, d’une inquiétude sexuelle qui court dans toute son œuvre. Dans la dernière partie de sa carrière, l’angoisse du mâle californien polygame deviendra le grand sujet d’Edwards : Ten, Micki and Maud, The Man Who Loved Woman, That’s Life !, Skin Deep.
High Time
High Time de Blake Edwards (1960). Quoique réalisé après des films complètement edwardsiens comme Mister Cory et Operation Petticoat, cette comédie de campus servant de véhicule à Bing Crosby sent la commande de studio. Le scénario et le dialogue sont bien nunuches, les gags (souvent plus tashliniens qu’edwardsiens 1) pas toujours drôles. Mais Edwards s’acquitte avec compétence de la tâche, et sa patte est au moins sensible à trois niveaux : 1. Élégance formelle : sûreté du cadre et du découpage, dynamisme des plans à figuration nombreuse, contraste entre la vitalité estudiantine et le statisme du monde des adultes. 2. Un tact réel dans les scènes sentimentales entre Crosby et la prof de français (Nicole Maurey), qui évitent la mièvrerie de mise dans ce genre de comédie (on pense aux relations Julie Andrews-Omar Sharif dans cette petite merveille qu’est The Tamarin Seed). 3. Une scène de travesti : déguiser Bing Crosby en dondon en robe rose, il fallait oser ! Et Crosby, il faut le dire, se tire remarquablement d’affaire en la circonstance.
1 De façon générale, l’influence du cartoon se fait sentir sur la comédie américaine des années 1950-1960, chez les réalisateurs de la nouvelle génération comme chez les vétérans (par exemple Leo McCarey dans Rally Round the Flag, Boys !).
Couleur lilas
Blake Edwards : Tout a commencé la nuit où je suis allé à cette party…
Julie Andrews : Bien avant que tu me connaisses.
Edwards : Juste. Je n’avais pas encore fait la connaissance de Julie. À cette soirée, il y eut une discussion sur ces individus qui se trouvent catapultés vedettes du jour au lendemain, et les raisons expliquant ce phénomène. Lorsque le nom de Julie fut mentionné, je prononçai une phrase dont l’impact sur l’assistance fut tel que, le jour suivant, je reçus un coup de fil de Joan Crawford (qui n’était pas présente à cette soirée, et que je n’avais jamais rencontrée) me disant que c’était la réplique la plus drôle qu’elle ait jamais entendue. Les gens étaient en train de se perdre en conjectures sur ce qui avait fait le succès de Julie et, juste au bon moment, j’ai lancé: « Je vais vous dire très précisément de quoi il retourne : elle a du lilas à la place des poils pubiens. » Lorsque le calme fut revenu, Stan Kanen, de l’agence William Morris, me dit : « Avec ta veine, tu vas finir par l’épouser. » Et avec ma veine, c’est ce que j’ai fait ! […] Et maintenant elle m’offre du lilas à chaque anniversaire de mariage.
Andrews : Dans tous les sens du terme, n’est-ce pas Blake ?
Edwards : Oui, chérie.
Playboy, décembre 1982.
L’anecdote est relativement connue, mais j’adore la manière éminemment edwardsienne avec laquelle elle est amenée, exactement comme un gag de ses films: le sens de la mise en place (dans une party, bien sûr), l’effet avant la cause, la précision du timing (juste au bon moment), l’alliage détonnant de scabreux et de sophistication, l’explosion finale d’euphorie. (Sans oublier la complicité érotique suggérée.) C’est, virtuellement, une leçon de mise en scène. Le Lorsque le calme fut revenu m’enchante à chaque lecture.