On se console comme on peut
Restent à traduire en français :
De Donald Westlake :
I Gave at the Office (1971)
Help I’m Being Held Prisoner (1974)
A Likely Story (1984)
High Adventure (1985)
Sacred Monster (1989)
Watch your Back ! [Dortmunder] (2005)
What’s so Funny ? [Dortmunder] (2007)
Get Real [Dortmunder] (à paraître le 17 juillet 2009)
De Richard Stark :
Nobody Runs Forever (2004)
Ask the Parrot (2006)
Dirty Money (2008)
Au boulot, Rivages !

Un cirque à lui tout seul
Que faisiez-vous avant d’écrire ?
Donald Westlake : Eh bien, j’étais un enfant, et je passais la plupart de mon temps à attendre Noël. À Noël, on m’offrait des choses avec lesquelles j’aimais jouer, et à l’âge de onze ans, j’ai découvert que j’aimais jouer avec les mots plus qu’avec aucune autre chose. J’ai découvert que j’étais écrivain. Je ne savais pas vraiment ce que cela voulait dire, sauf que j’aimais les mots. J’aimais fabriquer des phrases qui avaient une résonance très dramatique. D’après les livres que j’avais lus et les films que j’avais vus, j’ai compris que c’était ma nature. Cela m’a pris des années pour découvrir quelle sorte d’écrivain j’étais, mais j’étais sûr d’en être un. J’ai fait d’autres métiers car l’écriture ne suffisait pas à me faire vivre pendant un certain temps. Mais j’étais écrivain quand même, et je n’ai pratiquement rien fait avant d’écrire.
On peut le dire d’une autre façon : j’avais peur. J’étais un enfant qui se trouvait constamment en difficulté. Et quand vous ne cessez d’avoir des ennuis, vous devez raconter quelque chose aux adultes qui permette de vous en sortir. Vous avez constamment peur, parce que vous savez que vous n’allez pas vous en tirer comme ça. Et à l’âge de onze ans j’ai découvert que j’aimais les mots en partie parce qu’ils m’aidaient à m’en sortir. C’est ce qu’ils ont continué à faire depuis lors.
Vous avez dit un jour que l’objectif principal d’un écrivain était de ne pas ennuyer le lecteur. Pensez-vous que le but de l’écrivain est de distraire avant tout ?
D.W. : Quand j’écris, je suis un cirque à moi tout seul. Je suis le jongleur, je suis le lion, je suis l’ours acrobate et je suis les clowns. Je m’amuse comme vous pouvez vous amuser à regarder quelqu’un qui fait des tours d’adresse. Jongler est ce qu’il y a de mieux. J’espère que ce plaisir arrive à passer dans les livres. Les écrivains dont j’aime les livres sont ceux qui me donnent la même impression en tant que lecteur. Ils sont un cirque à eux tout seuls et vous disent : « Regardez ce que je sais faire ! » S’ils s’amusent, je sais qu’ils vont m’amuser aussi.
[…]
Ce n’est jamais facile d’écrire. Ou c’est impossible, ou cela vient naturellement. Il y a des livres que je n’ai jamais terminés parce qu’ils sont devenus impossibles en cours d’écriture. […]
Pour ma part, je ne fais jamais de plan. Habituellement, je connais un, deux ou trois personnages qui vont me permettre d’écrire la première phrase. Une fois que je connais la première phrase, je suis paré pour la suite. Parfois, si j’ai de la chance, je connais la fin. La plupart du temps, je ne la connais pas, et quand j’y arrive, je dois tout reprendre et changer un tas de choses. Je ne connais jamais le milieu de l’histoire avant d’y parvenir.
[…]
Un jumeau singulier reste quand même un livre très drôle. Pensez-vous que les livres les plus pessimistes sont aussi finalement les plus drôles?
D.W. : Qu’est-ce que la comédie ? Ce sont des choses qui ne tournent pas comme elles devraient. Le pilleur de banque arrive, et il n’y a pas de place où garer sa voiture. Vue sous cet angle, la comédie est pessimiste. Mais qu’est-ce que la tragédie ? Exactement la même chose. Je ne sais toujours pas pourquoi parfois c’est la comédie, parfois la tragédie. Les histoires c’est toujours à propos de quelque chose qui, soudain, tourne mal.
Propos recueillis par François Guérif. Polar n° 22, 15 janvier 1982.
2009 commence bien, bordel
Gros, très gros coup de bourdon : Donald Westlake est mort. Je n’ai vraiment pas le cœur d’ajouter quoi que ce soit. D’ailleurs je retourne me coucher.

photo de Laurie Roberts
L’article du New York Times.
Bestiaire de la terreur
We are the Sherlock Holmes English Speaking Vernacular
Help save Fu Manchu, Moriarty and Dracula.
The Kinks
Tremblez, braves gens : l’ombre de Fu Manchu plane à nouveau sur Londres, ses docks et ses brouillards où glissent des tramways fantômes. À la fin du premier volume, Nayland Smith et le docteur Petrie l’avaient laissé pour mort dans l’incendie de Maple Cottage. Fatale erreur. Deux ans plus tard, l’ennemi de l’Occident est de retour, et avec lui ses dacoïts, ses Thugs filiformes et la belle esclave Kâramanèh, retombée sous son joug par l’effet d’un sérum d’oubli. Non content de kidnapper un pasteur de choc et de liquider sans pitié divers gêneurs qui osent contrarier ses projets, il déchaîne sur nos héros éberlués une ménagerie insensée : chats noirs aux griffes empoisonnées, paon blanc irréel surgissant dans la nuit comme un spectre, monstrueux hommes-singes et rongeurs affamés, instruments d’un supplice particulièrement raffiné. Régulièrement décrit comme un individu félin, Fu Manchu lui-même est peut-être le plus beau spécimen de ce bestiaire de la terreur.
Fu Manchu est une grande fiction nocturne. Bien sûr Sax Rohmer a pioché chez Conan Doyle (le tandem Smith-Petrie démarque évidemment le couple Holmes-Watson), rameuté ses souvenirs de romans gothiques et broché le vieil attirail du roman-feuilleton sur une inquiétude nouvelle (la guerre des Boxers, le péril jaune et tout ça) en cristallisant la paranoïa d’une époque. Mais la recette, en d’autres mains, n’aurait donné qu’un brouet indigeste. D’où vient alors le charme de cette saga ? De ce que non seulement Rohmer fait preuve d’une imagination débridée mais que, comme tous les grands feuilletonistes, il y ajoute une qualité de poésie involontaire – qu’emblématisent ses titres de chapitres : « La brume verte », « La chose dans le bosquet », « La camisole en fil de fer », « La main de feu » et le sublime « L’horreur qui toussait », aussi génial que « Le mort qui tue » de Souvestre et Allain. Comme dans un serial de Feuillade, le réel, chez Rohmer, est un piège à double fond. L’objet le plus banal est potentiellement meurtrier (méfiez-vous des cannes à tête de serpent !), les décors sont truqués : planchers aux trappes surprises, boutiques d’antiquités donnant sur des escaliers dérobés, maisons hantées, dédales souterrains rampant sous la ville. La rapidité même avec laquelle s’enchaînent les péripéties concourt au sentiment d’irréalité. Rohmer maîtrise admirablement la vitesse du récit, ses coups d’accélérateur, ses ralentissements soudains qui rendent l’attente insoutenable. Mais le ressort secret de cette narration fiévreuse, à fleur de nerfs (voir l’importance des pressentiments dans le récit de Petrie, ce grand émotif), gît peut-être dans la reprise obsessionnelle de quelques motifs, soumis à variations et paraphrases inlassables. Comme dans un rêve récurrent ressurgissent à intervalles réguliers la Chine cruelle et impénétrable ; Fu Manchu « prince du mal », « être inhumain et sans pitié » (etc., etc.), sa voix douce et sifflante et ses yeux verts de chat voilés d’une curieuse membrane ; Nayland Smith qui se triture l’oreille en mordant furieusement sur sa pipe ; l’odeur « unique et indéfinissable » de l’Orient, annonciatrice des pires catastrophes ; sans oublier la sensuelle et capiteuse Kâramanèh, toujours précédée de son entêtant parfum qui fait chavirer le cœur et les sens du bon docteur Petrie (Rohmer, répétons-le, est un grand olfactif). Proches de l’incantation, ces leitmotive produisent à la longue un effet aussi hypnotisant que le terrible regard de Fu Manchu.
Un troisième volume est annoncé, sur les treize que compte la série. Après quoi, mystère. Nous engageons vivement l’éditeur à ne pas s’arrêter en si bon chemin. Sans quoi nous dépêcherons un contingent de dacoïts pour lui tirer les pieds.
Sax ROHMER, les Créatures du docteur Fu Manchu (The Devil Doctor). Traduction d’Anne-Sylvie Homassel. Zulma, 2008, 317 p.
Les avatars de Parker
Parker ne s’est jamais appelé Parker au cinéma, mais Walker (Point Blank, John Boorman, 1967), Georges (Mise à sac, Alain Cavalier, 1967), Macklin (The Outfit, John Flynn, 1973), McClain (The Split, Gordon Fleming, 1968), Stone (Slayground, Terry Bedford, 1983) et Porter (Payback, Brian Helgeland, 1999).
[Ajoutons pour être complet que Made in U.S.A., le plus mauvais Godard des années 1960, est tiré de The Jugger/Rien dans le coffre, ce que personne ne pourrait soupçonner sans la mention du générique. Le personnage interprété par Jean-Pierre Léaud se nomme Don Siegel. Six ans plus tard, Donald Siegel réalisera l’épatant Charley Varrick, d’esprit très westlakien - quoique fort librement inspiré d’un roman de John Reese, The Looters/les Pillards.]

Lee Marvin dans Point Blank, le meilleur film jamais tiré d’un roman de Westlake.
Ce dernier fut si impressionné par la prestation de l’acteur qu’il s’en inspira
pour la description de Parker dans les romans ultérieurs.
Dortmunder en pièces détachées
John Archibald Dortmunder est un accident génétique. Pour comprendre les circonstances de sa naissance, un retour en arrière s’impose. Ceux qui connaissent l’histoire peuvent sauter les deux prochains paragraphes.
En 1962, Donald Westlake publie The Hunter (Comme une fleur) sous le pseudonyme de Richard Stark : premier d’une longue série de polars mettant en scène le truand Parker — mais cela, il l’ignore encore : c’est à la demande de l’éditeur qu’il en fera un personnage récurrent. « Je m’étais dit qu’une façon d’aborder l’émotion dans le genre policier était de la supprimer totalement. J’avais écrit plusieurs livres pour Random House, et je voulais tenter quelque chose d’un peu différent chez un autre éditeur. C’est ainsi que j’ai essayé d’écrire un roman en laissant l’émotion de côté 1. » Parker est un braqueur professionnel, brutal et sans scrupules. Ses aventures obéissent à un schéma quasi immuable (au début surtout; par la suite, la série évoluera) : préparation minutieuse d’un coup, réunion d’une équipe plus ou moins compétente, exécution sans faille du casse, après quoi se glisse une anicroche qui oblige Parker à réparer les pots cassés en laissant derrière lui des monceaux de cadavres. C’est de la littérature industrielle si l’on veut, mais parfaitement usinée. On peut même y lire en filigrane un commentaire sur la dégradation du rêve américain et son contrecoup sur les classes moyennes — et plus fondamentalement encore, sur l’autodestruction du capitalisme par les moyens mêmes qui le constituent. Le cow-boy romantique d’autrefois est devenu un gangster insensible et implacable. En même temps, comme on l’a souvent remarqué, Parker personnifie le « dernier des travailleurs indépendants ». C’est un loup solitaire et anachronique (au début de Comme une fleur, il franchit rageusement à pied le pont George Washington, seul de son espèce au milieu de la société automobile), un artisan du casse face au trust du crime organisé (ce gangstérisme salarié et fonctionnarisé qui représente l’envers exact, la doublure du système capitaliste, et qu’il affronte dans la Clique). Dans le Septième, qui sont les complices de Parker ? Des chômeurs, des déclassés, des petits artisans : l’ancien patron d’un cinéma de quartier qui a dû fermer ses portes depuis que la télévision cloue les gens chez eux ; un ébéniste en faillite dont les meubles (d’excellente facture, mais d’un prix de revient trop élevé) ne pouvaient rivaliser avec la concurrence de la fabrication industrielle (médiocre mais bon marché) ; et ainsi de suite. Pour survivre, tous n’ont d’autre ressource que de se reconvertir dans le crime (artisanal, lui aussi). Tous seront impitoyablement flingués. Même au sein d’une série répétitive (et peut-être en raison même de ce caractère répétitif qui est comme le miroir de la société industrielle), Stark-Westlake parvient à injecter un propos incisif, fondé sur une observation sociologique et comportementale précise.
Et Dortmunder ? Patience, il arrive. En 1967, Westlake s’embourbe dans la rédaction d’un nouveau Parker. Il décide alors de recommencer le livre en le transformant en comédie. Ce sera Pierre qui roule, premier épisode de la geste de Dortmunder, le guignard de la cambriole, l’antithèse burlesque de Parker. La saga de Parker était une parodie sérieuse du style comportemental hérité du roman hard-boiled. Les Dortmunder seront la parodie de cette parodie. Et le comble sera atteint dans Jimmy the Kid, dans lequel Dortmunder et Kelp s’inspirent… d’un roman de Richard Stark pour monter un kidnapping d’enfant. Et naturellement tout ce qui réussit à la perfection pour Parker foire lamentablement pour Dortmunder et sa bande de bras cassés. C’est un sommet d’autodérision.
Dortmunder, pas plus que Parker, n’avait été conçu pour devenir le héros d’une série. Les voies de la création étant imprévisibles, il aura inspiré à Westlake une douzaine de romans, ainsi qu’une poignée de nouvelles publiées au fil des ans dans des journaux et des magazines, et que voici réunies en recueil. Romancier jusqu’au bout des ongles, Westlake est aussi un excellent nouvelliste, comme en témoignaient déjà Drôle d’alibi et En pièces détachées. On y perd inévitablement les digressions, le plaisir de musarder en multipliant personnages et situations qui se télescopent, qui font le charme de ses romans. Mais la drôlerie, le ton satirique, le sens de l’absurde sont au rendez-vous, de même que l’invention toujours renouvelée de situations ahurissantes. Les aspirants nouvellistes apprécieront son sens de l’attaque digne d’un grand soliste de jazz, la première phrase plantée comme un dard qui met aussitôt le lecteur en situation. Le plus souvent, Westlake s’emploie à plonger Dortmunder dans un milieu étranger (une réception de Noël, le monde du turf, des collectionneurs d’art friqués ou des joueurs de poker professionnel, et même, horreur ! la campagne), où son grand corps efflanqué jure comme un coup de poing au milieu de la figure, et à le regarder se dépatouiller. Avec Quoi encore ?, tels Seinfeld, Constanza et leur show about nothing, il s’amuse en virtuose à construire une nouvelle sur rien : Dortmunder sort de chez lui pour faire une course, et c’est tout ; le récit repose sur la difficulté insoupçonnée qu’il y a à se rendre d’un point A à un point B. Trop d’escrocs, qui transforme une banque braquée de tous les côtés en cabine de paquebot des Marx Brothers, est peut-être la plus belle fleur du bouquet.
Le recueil est précédé d’une préface dans laquelle Westlake revient avec humour sur la genèse du personnage. Comme naguère sa préface à Levine, c’est un texte passionnant sur le fonctionnement de l’imagination créatrice, la manière dont un personnage vit en soi et ressurgit ponctuellement à la faveur d’une image ou d’une phrase qui s’imposent à l’esprit avec une évidence indubitable. Il y est question aussi de l’importance mystérieuse des noms de personnages dans leur caractérisation. À une époque, une singulière embrouille contractuelle avec un studio de cinéma faillit priver Westlake du droit d’employer le nom de Dortmunder. Qu’à cela ne tienne, il suffirait de le rebaptiser pour continuer à raconter ses aventures en contrebande. Seulement, aucun autre nom ne collait au personnage, et quand enfin Westlake se décida pour celui de John Rumsey, ce fut pour découvrir ce fait aussi inexplicable qu’irréfutable : Rumsey était plus petit que Dortmunder ; le premier mesure 1,80 m, le second 1,73 m au maximum. Le caractère du personnage s’en trouvait imperceptiblement modifié. Et de même pour les autres membres de sa bande. En est sortie une curieuse nouvelle, Fugue en crimes mineurs, où Dortmunder et Kelp (devenus Rumsey et Algy), ni tout à fait eux-mêmes ni tout à fait deux autres, paraissent se mouvoir dans un univers parallèle, à la fois familier et méconnaissable, digne de l’Univers en folie de Fredric Brown.
Donald WESTLAKE, Voleurs à la douzaine (Thieves’ Dozen). Traduction de Jean Esch. Rivages, 2008, 218 p.
1. Polar n° 22, janvier 1982.
Fièvre au marais
Folio vient de rééditer l’une des perles de la Série noire des années 1970, La bouffe est chouette à Fatchakulla du mystérieux Ned Crabb, journaliste dont ce fut hélas la seule incursion dans le roman noir. Le comté de Fatchakulla est un trou perdu de la Floride profonde et superstitieuse, peuplée de tarés consanguins, d’hurluberlus pittoresques et d’un inquiétant bestiaire. Il fait moite à crever, les marais grouillent d’alligators, on trompe l’ennui par de colossales bitures. Jusqu’à ce qu’une vague de meurtres horrifiques, avec cadavres en morceaux dispersés à tout-va, secoue ce petit monde. Dans le genre polar truculent chez les péquenauds, on n’a rien écrit de plus boyautant depuis le classique Fantasia chez les ploucs de Charles Williams et Je suis un sournois de Peter Duncan. Pour ajouter à la drôlerie de la chose, l’ouvrage est émaillé de références décalées à Sherlock Holmes, on ne peut plus incongrues dans le contexte (le détective amateur du coin taquine le banjo plutôt que le violon et carbure à la bière plutôt qu’à la cocaïne; son Watson est un vétérinaire qui endosse à l’occasion la fonction de médecin légiste). Et, contrairement à ce qui advient souvent dans ce genre de polar borderline, l’intrigue tient la route et la chute est à la hauteur des prémisses. Si vous manquez de lecture pour l’été, ne le loupez pas.
Ned Crabb, La bouffe est chouette à Fatchakulla. Traduction de Sophie Mayoux. Gallimard, Folio policier n° 515, 2008, 266 p.