Pour les délicats
L’hôtel Vendôme, rue de la Paix à Paris, dans le premier arrondissement, est destiné aux êtres délicats, peu nombreux, qui trouvent le Ritz un peu vulgaire.
Donald Westlake, Châteaux en esbroufe.
Traduction de Janine Hérisson. Gallimard, « Série noire », 1980.
La machine à écrire
Sur son excellent blog consacré au polar, Actu du noir, Jean-Marc Laherrère nous informe de la parution française d’un nouveau Richard Stark, À bout de course !, ainsi que — caramba ! — de l’existence d’un documentaire d’Antoine Garceau consacré à Donald Westlake. Le film est proposé en supplément au DVD Gaumont des Arnaqueurs de Stephen Frears, paru en avril dernier.
Westlake dans le texte
Parmi les cent raisons d’aimer Westlake, il y a bien entendu l’incroyable étendue de sa palette : du hard-boiled pur jus au polar hilarant en passant par la sf et le roman social ; de la farce hénaurme à l’humour noir en passant par la mélasse existentielle (Levine ; cycle de Mitch Tobin signé Tucker Coe) et la mélancolie qui serre le cœur (dans ce petit chef-d’œuvre qu’est Ordo).
Il y a la dextérité narrative, dont le décorticage pourrait servir de cours du soir aux romanciers débutants : adresse de la construction, tressage des fils, sens du montage parallèle, science de l’attaque et de la chute d’un chapitre, modulation de la vitesse du récit : savoir exactement où placer une ellipse et où il convient au contraire de dilater.
Il y a, parallèlement aux défis perpétuels que DW semble lancer à sa propre virtuosité, le plaisir de jouer avec – et de déjouer – les attentes du lecteur.
Le début du chapitre 22 de Dégâts des eaux évoque irrésistiblement un lent travelling avant de cinéma. D’abord, un plan d’ensemble en plongée sur un paysage champêtre idyllique où trône une magnifique église (que Westlake décrit avec des métaphores niaises de roman Harlequin : « comme un diamant dans des replis de velours vert ». Hou la, qu’est-ce qui lui prend ? se demande-t-on d’abord). Et puis la caméra s’approche du parking où se rassemble le cortège nuptial, s’arrête complaisamment sur la mariée rosissante et splendide dans sa robe immaculée. Nous voilà assez près d’eux pour entendre la mère de la mariée qui se tamponne les yeux, et paf : « Je t’avais bien dit de ne pas aller jusqu’au bout, sale petite traînée! Tu n’avais qu’à le contenter avec ta main, pour l’amour du ciel ! » Patatras, le tableau idyllique s’effondre d’un seul coup : la mariée est enceinte jusqu’au cou des œuvres du premier venu ; d’ailleurs le marié, sa famille et leurs amis sont de parfaits ploucs, cette noce précipitée pour sauver les convenances est un désastre. Du grand art.
Et encore le sens de la digression calculée que conclut une chute-gag imparable :
C’était un sacré paysage, en effet. Ce n’est pas tous les jours qu’on voit un paysage pareil, à moins de posséder soi-même un des derniers remorqueurs en activité dans le port de New York. D’un côté, Manhattan, étroit couloir encombré de stalagmites ayant perdu leur grotte et exposés à l’air libre sans qu’on sache pourquoi, formant un décor aussi excentrique que spectaculaire. Regardez un peu toutes ces fenêtres ! Y a-t-il vraiment des gens derrière chacune d’entre elles ? Vous voyez tous ces immeubles, mais vous ne voyez absolument personne et, pourtant, vous ne pensez qu’à des êtres humains, et à quel point ils doivent être nombreux pour qu’il existe sur terre un tel paysage.
Voilà pour Manhattan. De l’autre côté, c’est le New Jersey… voilà pour le New Jersey.
Histoire d’os
Et puis celui de l’image inattendue et juste, et donc désopilante.
Après beaucoup d’atermoiements, Josh vient de faire un long et difficile aveu à sa femme en évitant soigneusement de croiser son regard :
Le silence était si pesant à sa gauche qu’il n’avait plus le choix : il tourna les yeux vers sa femme. Le visage d’Ève était un modèle de complexité ou d’abstraction, Josh ne savait pas trop. On aurait dit qu’elle mangeait des escargots pour la première fois.
Argent facile
Le talent à camper en trois lignes le moindre second couteau. Voici, dans Histoire d’os, un marshal de province du genre bouledogue :
Mais Fenton aimait jouer au chef, et sans cesse il faisait des petits bruits de chef, auxquels personne ne prêtait attention généralement. De même, il aurait bien voulu que les gars de l’équipe l’appellent Chef, mais inutile de rêver.
Histoire d’os
Des petits bruits de chef !! On jurerait qu’il décrit le mien (et le vôtre aussi sans doute).
Il y a enfin tous les à-côtés, indissociables en fait de la verve narrative de DW, et sources d’une intense jubilation : les running gags (conversations des habitués du O.J. Bar & Grill, démêlés de Dortmunder avec la modernité de l’époque - qu’elle prenne l’aspect d’un répondeur automatique, d’un téléphone portable ou d’un livreur de FedEx), les dialogues de sourds, les remarques incidentes sur les absurdités du comportement humain.
La maison était telle qu’il l’avait décrite. Vaste, opulente et plongée dans l’obscurité à l’exception de l’incontournable lumière dans le couloir que les occupants laissent allumée pour signaler aux voleurs qu’il n’y a personne à l’intérieur.
Au pire qu’est-ce qu’on risque ?
Il y a bien d’autres choses encore, dont nous reparlerons peut-être.
(Traductions : Dégâts des eaux, Histoire d’os : Jean Esch ; Au pire qu’est-ce qu’on risque ? Marie-Caroline Aubert ; Argent facile : Mathilde Martin.)
On se console comme on peut
Restent à traduire en français :
De Donald Westlake :
I Gave at the Office (1971)
Help I’m Being Held Prisoner (1974)
A Likely Story (1984)
High Adventure (1985)
Sacred Monster (1989)
Watch your Back ! [Dortmunder] (2005)
What’s so Funny ? [Dortmunder] (2007)
Get Real [Dortmunder] (à paraître le 17 juillet 2009)
De Richard Stark :
Nobody Runs Forever (2004)
Ask the Parrot (2006)
Dirty Money (2008)
Au boulot, Rivages !
Un cirque à lui tout seul
Que faisiez-vous avant d’écrire ?
Donald Westlake : Eh bien, j’étais un enfant, et je passais la plupart de mon temps à attendre Noël. À Noël, on m’offrait des choses avec lesquelles j’aimais jouer, et à l’âge de onze ans, j’ai découvert que j’aimais jouer avec les mots plus qu’avec aucune autre chose. J’ai découvert que j’étais écrivain. Je ne savais pas vraiment ce que cela voulait dire, sauf que j’aimais les mots. J’aimais fabriquer des phrases qui avaient une résonance très dramatique. D’après les livres que j’avais lus et les films que j’avais vus, j’ai compris que c’était ma nature. Cela m’a pris des années pour découvrir quelle sorte d’écrivain j’étais, mais j’étais sûr d’en être un. J’ai fait d’autres métiers car l’écriture ne suffisait pas à me faire vivre pendant un certain temps. Mais j’étais écrivain quand même, et je n’ai pratiquement rien fait avant d’écrire.
On peut le dire d’une autre façon : j’avais peur. J’étais un enfant qui se trouvait constamment en difficulté. Et quand vous ne cessez d’avoir des ennuis, vous devez raconter quelque chose aux adultes qui permette de vous en sortir. Vous avez constamment peur, parce que vous savez que vous n’allez pas vous en tirer comme ça. Et à l’âge de onze ans j’ai découvert que j’aimais les mots en partie parce qu’ils m’aidaient à m’en sortir. C’est ce qu’ils ont continué à faire depuis lors.
Vous avez dit un jour que l’objectif principal d’un écrivain était de ne pas ennuyer le lecteur. Pensez-vous que le but de l’écrivain est de distraire avant tout ?
D.W. : Quand j’écris, je suis un cirque à moi tout seul. Je suis le jongleur, je suis le lion, je suis l’ours acrobate et je suis les clowns. Je m’amuse comme vous pouvez vous amuser à regarder quelqu’un qui fait des tours d’adresse. Jongler est ce qu’il y a de mieux. J’espère que ce plaisir arrive à passer dans les livres. Les écrivains dont j’aime les livres sont ceux qui me donnent la même impression en tant que lecteur. Ils sont un cirque à eux tout seuls et vous disent : « Regardez ce que je sais faire ! » S’ils s’amusent, je sais qu’ils vont m’amuser aussi.
[…]
Ce n’est jamais facile d’écrire. Ou c’est impossible, ou cela vient naturellement. Il y a des livres que je n’ai jamais terminés parce qu’ils sont devenus impossibles en cours d’écriture. […]
Pour ma part, je ne fais jamais de plan. Habituellement, je connais un, deux ou trois personnages qui vont me permettre d’écrire la première phrase. Une fois que je connais la première phrase, je suis paré pour la suite. Parfois, si j’ai de la chance, je connais la fin. La plupart du temps, je ne la connais pas, et quand j’y arrive, je dois tout reprendre et changer un tas de choses. Je ne connais jamais le milieu de l’histoire avant d’y parvenir.
[…]
Un jumeau singulier reste quand même un livre très drôle. Pensez-vous que les livres les plus pessimistes sont aussi finalement les plus drôles?
D.W. : Qu’est-ce que la comédie ? Ce sont des choses qui ne tournent pas comme elles devraient. Le pilleur de banque arrive, et il n’y a pas de place où garer sa voiture. Vue sous cet angle, la comédie est pessimiste. Mais qu’est-ce que la tragédie ? Exactement la même chose. Je ne sais toujours pas pourquoi parfois c’est la comédie, parfois la tragédie. Les histoires c’est toujours à propos de quelque chose qui, soudain, tourne mal.
Propos recueillis par François Guérif. Polar n° 22, 15 janvier 1982.
2009 commence bien, bordel
Gros, très gros coup de bourdon : Donald Westlake est mort. Je n’ai vraiment pas le cœur d’ajouter quoi que ce soit. D’ailleurs je retourne me coucher.
photo de Laurie Roberts
L’article du New York Times.
Les avatars de Parker
Parker ne s’est jamais appelé Parker au cinéma, mais Walker (Point Blank, John Boorman, 1967), Georges (Mise à sac, Alain Cavalier, 1967), Macklin (The Outfit, John Flynn, 1973), McClain (The Split, Gordon Fleming, 1968), Stone (Slayground, Terry Bedford, 1983) et Porter (Payback, Brian Helgeland, 1999).
[Ajoutons pour être complet que Made in U.S.A., le plus mauvais Godard des années 1960, est tiré de The Jugger/Rien dans le coffre, ce que personne ne pourrait soupçonner sans la mention du générique. Le personnage interprété par Jean-Pierre Léaud se nomme Don Siegel. Six ans plus tard, Donald Siegel réalisera l’épatant Charley Varrick, d’esprit très westlakien - quoique fort librement inspiré d’un roman de John Reese, The Looters/les Pillards.]
Lee Marvin dans Point Blank, le meilleur film jamais tiré d’un roman de Westlake.
Ce dernier fut si impressionné par la prestation de l’acteur qu’il s’en inspira
pour la description de Parker dans les romans ultérieurs.