Le code Louÿs

ROMANCE 7017 0738 8038 PASTÈQUE SILICE VALVULE
OASIS RAQUETTE 2180 RIVIÈRE 2522 RABOTAGE PÉLICAN
PHOSPHORE 8975 ÉBÈNE ACANTHE CASSETTE BALLAST

Télégramme de Pierre Louÿs à son frère (8 février 1913)

Grand commis de l’État, Georges Louis, demi-frère aîné de Pierre Louÿs, exerça les plus hautes fonctions diplomatiques. En poste au Caire de 1893 à 1902, il devint par la suite ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg (1909-1913 ; à l’époque la plus importante représentation française à l’étranger), avant d’être brutalement limogé par Poincaré. Durant ces longs séjours à l’étranger, les deux frères correspondent quasi quotidiennement, par lettre ou par télégramme. À Georges qui fut pour lui un second père, Louÿs narre en détail ses états d’âme et ses occupations, ses lectures et ses projets littéraires, ses rencontres et ses amours - sans oublier ses difficultés financières croissantes. Il joue aussi les agents de renseignement en l’informant, depuis Paris, sur la vie politique française, les bruits de coulisses du Quai d’Orsay et les humeurs de l’opinion publique.

Rien ne s’intercepte plus facilement qu’un courrier de diplomate. Par prudence, les deux frères adoptent en 1895 un code secret, qu’ils emploieront lorsqu’ils abordent certains sujets sensibles, tels que l’actualité politique, la situation internationale, la carrière de Georges ou la vie intime mouvementée de Louÿs. À qui en revint l’idée ? Peut-être à Louÿs, dont on connaît le goût des mystifications – plusieurs des noms de code adoptés portent la marque de son espièglerie – et l’intérêt pour la cryptographie. On sait que, des années plus tard, il parviendra à décrypter les fameux manuscrits d’Henry Legrand, sur lesquels bien des chercheurs s’étaient cassé les dents. Voici quelques exemples du code Louÿs :

Syllabe : Pierre Louÿs
Autonome : George Louis
Agenda : José-Maria de Heredia
Suzeraine : Mme de Heredia
Toque : Louise de Heredia
Alcyon, ou Mouche : Marie de Régnier
Stick : Henri de Régnier
Structure : Jean de Tinan
Strophe : André Lebey
Diane, ou Toast : Germaine Dethomas
Tisserand : Maxime Dethomas
Adagio : je pars pour…
Camion : le ministère
Daim : question ; à propos de…
Bielle : je suis d’accord
Caravelle : n’aie aucune inquiétude
Caveau : non
Damier : tout va bien
Bémol : dangereux
Béret : impossible
Semelle : c’est bon pour toi
Semoule : ce n’est pas bon pour toi
Boussole : on me propose…
Sac : je ne sais quel parti prendre
Torsade : fiançailles
Anesthésie : dois-je me marier avec…
Tartelette : garçonnière de l’avenue Carnot où PL abritait ses amours clandestines avec Marie de Régnier.

Ce qui donne des phrases comme :
- Acropole Azyme est mal avec Baie ; – et que Axe désire lui succéder, au lieu de succéder à Amphitrite [On prétend que Reverseaux est mal avec Londres ; et que Jules Cambon désire lui succéder, au lieu de succéder à Barrère]
- Arpège se réalise. Daim Cérès Semelle [Bruits de guerre sérieux. Question : la Crète, est-ce bon pour toi ?]
- Abstrait confirme que Camion n’a pas été averti par Baguier [Bihourd confirme que le ministère n’a pas été averti par Saint-Pétersbourg] et qu’on ne comprend rien à ce qui s’est passé.
- Daim Thème [Au sujet du Haut-Nil] ; Affidavit [le Premier ministre anglais] paraît en effet beaucoup plus aimable qu’Aérostat [Lord Kitchener] et que l’interlocuteur de Babord [ministre des Affaires étrangères].

À ce code par mots, le tandem ajoute un code par chiffres, inspiré du Dictionnaire abréviatif chiffré de F.-J. Sittler. Le Sittler était le système le plus usité en France depuis qu’une loi de 1866 avait autorisé l’envoi de télégrammes chiffrés (employés aussi bien pour la correspondance privée que pour les transactions commerciales). Il s’agit d’un répertoire alphabétique comportant la plupart des mots et expressions d’usage courant. Comment cela fonctionne-t-il ? Au préalable, les deux correspondants conviennent eux-mêmes de la pagination de leurs exemplaires : plus elle sera aléatoire et plus le décryptage par des yeux indiscrets deviendra difficile. Chaque mot se trouve désigné par un groupe de quatre chiffres, soit le numéro de la page suivi du numéro de la ligne. Dans l’exemple ci-dessous, le mot cantonnement, 5e mot de la p. 24, sera codé 2405.

En suivant la même page, « Catastrophe ! Catherine se pourvoit en cassation » deviendra 2454 / 2458 / 2452.

Pour brouiller encore les pistes, on peut surchiffrer ce code par interpolation (2405 devenant par exemple 4250 ou 5402). Ou lui ajouter une « clé additive », c’est-à-dire un nombre convenu qu’on ajoute à tous les groupes codiques. En supposant que ce nombre soit 1739, « cantonnement » deviendrait ainsi 2405 + 1739 = 4144.

Une description complète du fonctionnement du Dictionnaire abréviatif chiffré se trouve sur cette page, d’où j’ai tiré ma science toute fraîche et les deux illustrations.


Dimanche 18 janvier 2009 | Les loisirs de la poste |

3 commentaires
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Absolument fascinant. Me donne envie de communiquer en crypté, mais avec qui ? Personne n’a le temps de faire des choses aussi inutiles…

Commentaire par Fuligineuse 02.04.09 @ 4:00

À essayer lors d’une prochaine correspondance amoureuse ? À laquelle elle ajouterait le piment de la clandestinité.

Commentaire par th 02.04.09 @ 5:27

Le Dictionnaire abréviatif chiffré est un ouvrage commode mais mécanique: tout repose sur la numérotation dans le désordre qu’on attribue aux pages de l’ouvrage. Le système de mots pseudonymiques inventés par Louÿs est plus excitant, car il a une couleur! Stick, Alcyon, Agenda: quels portraits!

Commentaire par Dellisse 01.30.14 @ 11:07



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