Morand express

À la page 42 du Londres de Paul Morand, cette biographie fénéonesque :

George Ier (1714-1727), qui ne parlait pas anglais, « n’aimait que le punch et les grosses femmes » et mourut d’une indigestion de melon.

Les cinquante-sept premières pages du livre parcourent à grandes enjambées l’histoire de la ville, de l’Antiquité aux années 1900. Ça défile : les Romains, les Vikings, les Normands, la politique, la religion, le commerce et l’argent, l’urbanisme et l’architecture, la peste et le grand incendie. Comme dans les meilleures pages de Venises, Morand fait montre d’une aptitude peu commune à manier de front la longue-vue et le microscope, l’ample panoramique et l’arrêt sur image, le ralenti et l’accéléré, le croquis d’ambiance et le raccourci évocateur. Il excelle à capter l’air du temps de chaque époque. Il ne se trompe jamais dans le choix d’un détail. C’est de la prose sous caféine. Son tempo, procédant par rafales de périodes brèves, est épatant.

Nous voici au XVIIIe siècle :

C’est toujours la plus grande ville du monde, mais son climat s’est gâté : brouillards… mélancolie… humidité des cerveaux : déjà le gloom. Londres est la métropole du spleen, que l’abbé Prévost appelle « vapeurs angloises ». Voltaire, si anglophile, avoue « qu’il y a des journées de vent d’est, où l’on se pend. »
[…]
Cette vie licencieuse et frivole a des dessous terribles de crime, de misère et de sang. Avec Hogarth pour guide, nous verrons que c’en est fini de la merry England de Shakespeare ou de Pepys ; la tristesse du gin a succédé à la gaieté de l’ale.

Paul MORAND, Londres suivi de le Nouveau Londres. Gallimard, « Folio » n° 5405, 2012.


Mercredi 22 avril 2015 | Au fil des pages | Aucun commentaire


Le point de vue de Trollope

Quelle époque ! est une vaste fresque sociale située dans les mondes étroitement imbriqués de l’aristocratie, de la politique, de la finance et de la presse. Plus ambitieux mais moins bien équilibré (en termes d’architecture narrative) que les Tours de Barchester, ce gros roman multipliant intrigues et sous-intrigues est aussi bien plus sombre. La verve satirique n’en est pas absente, mais la vision du monde s’y fait beaucoup plus noire. Mario Praz y a vu à juste titre une peinture de la dégradation de la morale victorienne, conséquence de l’influence du capitalisme sur les classes dirigeantes 1.

La fresque est dominée par le personnage d’Augustus Melmotte, personnage ogresque, démesuré, tyran domestique et financier véreux, lancé dans une opération de spéculation internationale en même temps que dévoré par l’ambition politique et la soif de conquérir une place dans la bonne société. Mais Melmotte n’est que le miroir grossissant d’une société régie à tous ses étages, dans la sphère publique comme dans la sphère privée, par la tricherie et l’appât du gain : du simple mensonge de convenance à la corruption pure et simple, en passant par l’imposture et la fraude. La course au mariage est elle-même un marché : quête éperdue du mari fortuné ou de la riche héritière qui épongera vos dettes de jeu, les relations sentimentales étant toujours liées, chez Trollope (comme chez sa devancière Jane Austen), à des questions de statut social et d’argent.

Grand peintre des dilemmes et des compromissions de la vie ordinaire, Trollope se révèle, comme dans les Tours de Barchester, un maître de la circulation des points de vue. Les personnages sont envisagés selon une succession d’aperçus qui en corrigent, en nuancent sans cesse l’appréhension, pour mieux mettre en relief leurs facettes contradictoires, leurs qualités et leurs faiblesses, et nous faire constamment changer d’avis à leur sujet. Trollope est très fort à ce jeu : dépeindre longuement une situation à travers la perception — et le jugement moral — d’un personnage, puis opérer en souplesse un déplacement de caméra hitchcockien 2 pour nous la faire appréhender sous l’angle de vision d’un second protagoniste, de sorte que ladite situation revêt d’un coup une autre signification, et que notre jugement se transforme.

C’est particulièrement vrai des personnages féminins, et l’on peut presque parler de pédagogie trollopienne à ce sujet — Trollope étant, parmi les romanciers victoriens, l’un des plus sensibles à l’aliénation de la condition féminine. Tout se passe comme s’il prenait son lecteur victorien par la main en lui disant en substance : « Pendant trois pages, je vous ai présenté Lady Carbury ou Georgiana Longestaffe du point de vue de la bonne société et du qu’en-dira-t-on. Vous avez réprouvé leur conduite. À présent, faites un pas de côté pour considérer la situation de leur point de vue à elles et dites-moi si elles ont vraiment le choix d’agir comme elles le font ? »

Trollope est un mélange intrigant de traditionalisme et de progressisme, et c’est ce qui fait son sel. Lui-même se définissait comme un « libéral-conservateur avancé », formule dont l’apparent paradoxe situe en réalité exactement sa position de romancier. C’est un « homme de son temps et de sa classe » (Sylvère Monod), qui croit en l’idéal du gentleman (cet idéal, dans Quelle époque !, s’incarne dans le personnage de Roger Carbury, hobereau érigé en contre-exemple vertueux d’un aréopage d’aristocrates débiles dépeints sans aménité, et que ses proches estiment tout en le trouvant ennuyeux comme un vieux chausson). Mais c’est aussi, parmi les romanciers de son temps, l’un des plus exempts de préjugés. Outre son point de vue qu’on pourrait qualifier de préféministe, Quelle époque ! épingle notamment l’antisémitisme ordinaire de la haute société — le cas est unique, à ma connaissance, dans la fiction victorienne. L’un des rares personnages entièrement sympathiques du roman est Ezekiel Breghert, le placide banquier juif que Georgiana Longestaffe envisage un temps d’épouser, en désespoir de cause et en se pinçant le nez, pour ne pas demeurer vieille fille : homme probe, intègre et net, franc et sans détour, naturellement mal vu, parce que juif, et parce qu’il ignore les codes sociaux en usage — doublement shocking.

1. The Hero in Eclipse in Victorian Fiction. Oxford University Press, 1956.
2. Je pense par exemple à cette scène des Oiseaux où Hitchcock opère un transfert d’un point de vue général objectif au point de vue subjectif de Melanie, au moment où celle-ci comprend (et nous en même temps qu’elle) que la mère de Mitch est en train de perdre la boule. Séquence parfaitement analysée par le cinéaste dans Hitchcock-Truffaut, p. 247-248.

Anthony TROLLOPE, Quelle époque ! (The Way We Live Now, 1875).
Traduction, préface et notes d’Alain Jumeau. Fayard, 2010.




Trollopiana

C’est une histoire éminemment trollopienne, comme dirait Jacques Roubaud. Un riche philanthrope, monsieur Paul Druwé, a doté l’université de Louvain d’une somme rondelette, sous condition qu’elle soit exclusivement employée à accroître la renommée d’Anthony Trollope. La cagnotte va donc permettre de financer des doctorats, ainsi qu’un grand colloque qui aura lieu en septembre prochain, The Trollope Bicentennial Conference.

De façon plus originale, le fonds Druwé a soutenu la publication d’une bande dessinée de Simon Grennan, Courir deux lièvres (Les Impressions Nouvelles). Transposer une fiction victorienne en BD, voilà qui est inattendu et pique en soi la curiosité. Plusieurs éléments concourent à l’intérêt de l’entreprise. Plutôt que de jeter son dévolu sur un roman réputé des chroniques du Barsetshire ou du cycle Palliser, Grennan a choisi d’adapter un Trollope peu connu, John Caldigate (1880) : une sombre affaire de bigamie, entre l’Angleterre et l’Australie. Si l’histoire est située à la fin du XIXe siècle, il s’est refusé au pastiche de l’imagerie victorienne pour adopter un graphisme moderne, à propos duquel Jan Baetens relève à juste titre une parenté avec Blutch : beau travail sur la couleur, l’ombre et la lumière. Enfin, tandis que Trollope est un grand bavard jamais avare de digressions (c’est ce qui fait son charme), l’album de Grennan est sous-titré Un roman de peu de mots. Aux longs dialogues, le dessinateur préfère le détail visuel signifiant, les silences et les jeux de regards. Sa narration privilégie la vitesse et l’ellipse, en affirmant au passage une remarquable maîtrise du cadre, du découpage et de l’inscription dynamique des personnages dans l’espace, où l’on sent l’influence bien comprise du cinéma. Si l’on y perd les plaisantes circonvolutions de la psychologie trollopienne, on y gagne en échange la suggestion d’un non-dit, d’un secret presque jamesien qui court entre les cases, entre les pages, et nous glisse pour finir entre les doigts.

P.-S. : dans sa postface, Jan Baetens lève une belle piste : l’importance des systèmes de communication dans l’œuvre de Trollope. De fait, les échanges de lettres, l’attente fébrile du courrier porteur de révélations cruciales jouent un rôle décisif dans Courir deux lièvres. Trollope, qui était haut fonctionnaire des Postes britanniques, ne pouvait qu’être sensible au potentiel fictionnel de la correspondance.

À Senate House, près de Russell Square, une plaque rappelle le souvenir de la maison natale de Trollope, depuis longtemps rasée pour faire place à un parking.



Montagu Square




Les nouveaux mystères de Paris

Jean-François Vilar, une génération après Léo Malet, avait réinventé les mystères de Paris. On pensait forcément à lui en se baladant du côté de Bastille ou de Filles-du-Calvaire, en longeant le quai de Jemmapes où logeait son alter ego Victor Blainville, dans un appartement peuplé de livres, de brol et de chats. Blainville avait fait son apparition dans C’est toujours les autres qui meurent, histoire d’un commando très spécial fomentant ses méfaits par référence à l’œuvre de Duchamp. On s’était pris aussitôt d’affection pour ce photographe nonchalant et flâneur de Paris dont il affectionnait les recoins secrets chargés de mémoire, des passages couverts aux coulisses du musée Grévin. Ses enquêtes suivantes réveillèrent les fantômes de l’Histoire : Paris de la Révolution (les Exagérés), des réfugiés latino-américains (Bastille Tango), des surréalistes et des militants politiques des années 1930 (Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués). Autant de jeux de pistes entre passé et présent sur lesquels planait la mélancolie des lendemains qui déchantent. Ses livres m’avaient beaucoup marqué et, comme tous ses lecteurs, je m’étais mal résigné à son silence.


Vendredi 26 décembre 2014 | Au fil des pages | Aucun commentaire


En relisant la Marque jaune

La Marque jaune est de ces albums dont d’innombrables lectures n’altèrent pas le pouvoir d’envoûtement. Jacobs y accomplit la fusion parfaite de l’intrigue (un modèle de construction et d’économie narrative), du décor et de l’ambiance : le Londres des clubs et de Fleet Street, des taxis filant dans la nuit, des docks et des brouillards. On sait que Jacobs effectua sur place des repérages très poussés ; nul doute qu’il s’était également nourri de Conan Doyle, Sax Rohmer et Jean Ray. À l’instar de ses illustres devanciers, Jacobs a bien perçu que Londres était à la fois un formidable terreau feuilletonesque et un home, sweet home confortable comme un bon vieux complet en tweed usé aux coudes. De fait, la Marque jaune est le seul album de Jacobs où nos héros enquêtent à domicile, entre deux périples en Égypte ou dans l’Atlantide. Blake et Mortimer chez eux, c’est Holmes et Watson dans le cocon chaleureux de Baker Street, devisant au coin du feu comme un vieux couple en ménage, la théière et le whisky à portée de la main (et n’est-ce pas pour ces scènes-là qu’on relit Conan Doyle ?).

Mais ce qui m’a frappé à la relecture de l’album, c’est le rôle moteur qu’y joue la chose imprimée sous toutes ses formes. Bien entendu, le méchant diabolique communique par voie de presse, et l’on a droit comme dans tout bon film noir à des inserts sur les manchettes des journaux ; rien là que d’attendu. Mais il y a plus. Leur enquête conduit nos héros à la rédaction du Daily Mail, et Jacobs fait son miel de l’ambiance électrique des soirs de bouclage et du merveilleux système de communication par tuyaux pneumatiques (dont François Truffaut sut également exalter les charmes dans une digression de Baisers volés). Mortimer sympathise avec le vieil archiviste du Daily Mail, aimable second rôle qui sera à son insu le deus ex machina de l’affaire. Il s’absorbe longuement dans la lecture des anciennes collections du journal, pressentant y trouver une piste décisive. Il se fait blouser par la Marque jaune dans la salle de lecture de la bibliothèque du British Museum, dont Jacobs, en quelques cases, restitue admirablement l’atmosphère. Last but not least, c’est non seulement un livre, The Mega Wave, qui recèle la clé du mystère mais, ironie suprême, la dédicace d’un exemplaire (non coupé !) du service de presse ; « Envoyez donc des livres aux critiques », maugrée Mortimer. Au fond, le savant fou aura été victime de sa vanité d’auteur. N’ayant pas supporté les mauvaises critiques, il est devenu un génie du mal. La Marque jaune ? Un écrivain frustré, voilà tout. (C’était ma contribution à la rentrée littéraire.)








Lundi 1 septembre 2014 | Au fil des pages | 4 commentaires


« L’ordre des lieux conserve l’ordre des choses »

Ci-dessous la belle première page de l’Art de la mémoire, dont je me suis enfin décidé à entreprendre la lecture. Dans cet ouvrage fondamental, Frances A. Yates retrace l’histoire des moyens mnémotechniques de l’Antiquité jusqu’au XVIIe siècle. Cet art de la mémoire, sous-branche de la rhétorique, inventé par les Grecs puis transmis aux Romains, était destiné à l’origine aux orateurs, auxquels il devait permettre de prononcer de longs discours dans un ordre impeccable. Il consiste à imaginer un lieu à la topographie précise — une maison, un temple, un palais — et à s’y inventer un parcours en plaçant, en des endroits déterminés, des imagines agentes, des images frappantes synthétisant ce qu’on veut dire. Chaque station du parcours représente ainsi un moment du discours. L’orateur, en prononçant celui-ci, n’aura plus qu’à déambuler mentalement dans sa demeure imaginaire pour y retrouver, pièce après pièce, palier après palier, les étapes de son argumentation.

Cette pratique, Frances Yates l’inscrit dans un contexte culturel beaucoup plus large. Au-delà de l’histoire de la mémorisation, l’intérêt de son ouvrage est de montrer que cette méthode était porteuse d’un système de représentation du monde qui n’a pas été sans influencer la philosophie, la cosmogonie et l’art — ne serait-ce que parce qu’elle encourageait, outre l’invention d’un lieu imaginaire, la création d’images. Par exemple, telle fresque de Santa Maria Novella datant du XIVe siècle, le Triomphe de saint Thomas, est conçue comme un vaste système mnémotechnique à la gloire de ce saint, récapitulant ses connaissances et ses vertus. Elle totalise en un seul ensemble pictural tout ce qu’il convient de savoir sur Thomas d’Aquin, en recourant à des images conformes aux traités de la mémoire de l’ordre dominicain, qui en fut le commanditaire. (Yates cite au passage Panofsky, qui apparentait la grande cathédrale gothique à une somme scolastique, dans la mesure où elle est disposée selon « un système de parties homologues et de parties de parties ». La cathédrale serait ainsi un locus memoriae non plus mental mais matériel, « pleine d’images placées dans des lieux bien distribués », qu’on peut arpenter « en vrai »).

Mais ce qui m’a d’abord frappé dans l’extrait ci-dessous, c’est combien la légende attribuant au poète Simonide l’invention de l’art de la mémoire prend l’allure d’un conte fantastique (on songe à Mérimée).

Au cours d’un banquet donné par un noble de Thessalie qui s’appelait Scopas, le poète Simonide de Céos chanta un poème lyrique en l’honneur de son hôte, mais il y inclut un passage à la gloire de Castor et Pollux. Mesquinement, Scopas dit au poète qu’il ne lui paierait que la moitié de la somme convenue pour le panégyrique et qu’il devait demander la différence aux Dieux jumeaux auxquels il avait dédié la moitié du poème. Un peu plus tard, on avertit Simonide que deux jeunes gens l’attendaient à l’extérieur et désiraient le voir. Il quitta le banquet et sortit, mais il ne put trouver personne. Pendant son absence, le toit de la salle du banquet s’écroula, écrasant Scopas et tous ses invités sous les décombres ; les cadavres étaient à ce point broyés que les parents venus pour les emporter et leur faire des funérailles étaient incapables de les identifier. Mais Simonide se rappelait les places qu’ils occupaient à table et il put ainsi indiquer aux parents quels étaient leurs morts. Castor et Pollux, les jeunes gens invisibles qui avaient appelé Simonide, avaient généreusement payé leur part du panégyrique en attirant Simonide hors du banquet juste avant l’effondrement du toit. Et cette aventure suggéra au poète les principes de l’art de la mémoire, dont on dit qu’il fut l’inventeur. Remarquant que c’était grâce au souvenir des places où les invités s’étaient installés qu’il avait pu identifier les corps, il comprit qu’une disposition ordonnée est essentielle à une bonne mémoire.
« Aussi, pour exercer cette faculté du cerveau, doit-on, selon le conseil de Simonide, choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses qu’on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux. Alors l’ordre des lieux conserve l’ordre des choses ; les images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont les lettres qu’on y trace. » (Cicéron, De oratore.)

Par une coïncidence curieuse, on a vu deux personnages de séries anglaises récentes pratiquer cet art de la mémoire. Il s’agit de Charles Augustus Magnussen, le maître-chanteur diabolique du troisième épisode de la décevante troisième saison de Sherlock, et d’Élise Wassermann, l’inspectrice quelque peu sociopathe de The Tunnel.


Élise Wassermann (Clémence Poésy) dans The Tunnel.


Jeudi 31 juillet 2014 | Au fil des pages | 4 commentaires


Les paradoxes de Trollope

Ses vertus étaient trop nombreuses pour être décrites,
et pas assez intéressantes pour mériter de l’être.

On se régale à la lecture des Tours de Barchester, second des six romans d’Anthony Trollope situés dans le comté rural imaginaire du Barsetshire. Autour d’un événement microscopique, la nomination du nouveau directeur d’un hospice pour vieillards, Trollope déploie une réjouissante comédie humaine : querelles de presbytère, conflits de loyauté assaisonnés de quiproquos, luttes de clans et guerres d’influence entre conservateurs et réformistes de l’Église anglicane, dont les répercussions aussi bien sentimentales qu’économiques et politiques vont toucher plusieurs familles, à tous les échelons de la société. Ce gros livre riche en intrigues et en rebondissements, détaillés avec une minutie gourmande, séduit dès l’abord par sa variété de registres. La satire sociale, le sens du portrait et la finesse d’observation y entrent sans crier gare en collision avec le plus franc comique, suscitant fréquemment de grands éclats de rire.

Trollope est le plus renoirien des romanciers victoriens. Envisageant son petit monde avec une ironie bienveillante, il n’a pas son pareil pour illustrer l’adage de la Règle du jeu suivant lequel « tout le monde a ses raisons » et montrer « à quel point l’aspect de toute chose dépend de l’angle sous lequel on le regarde », du point de vue partiel, partial, de chaque personnage. Henry James, dont l’esthétique se situe aux antipodes et dont l’appréciation de Trollope était des plus mitigées, avait néanmoins vu juste en pointant combien ce dernier « sentait, en même temps qu’il la voyait, la multiplicité du quotidien et de l’immédiateté ». Par exemple, si Trollope excelle à montrer le rôle moteur de l’argent et de l’ambition dans la vie sociale, il le fait sans tomber dans le déterminisme écrasant de Balzac ou de Zola. Au contraire, il s’emploie à maintenir son intrigue ouverte sur d’autres directions possibles, en suggérant qu’il s’en faudrait souvent d’un rien — d’un caprice comparable à la décision de Sabine Azéma de fumer ou de ne pas fumer dans Smoking/No Smoking — pour que l’enchaînement des péripéties et le jeu des forces en présence prennent une tout autre tournure.

Ce qui réjouit aussi, c’est la placidité bonhomme avec laquelle Trollope contrevient aux règles de la narration classique, voulant que l’auteur demeure un démiurge invisible tirant dans l’ombre ses ficelles. Le romancier est ici omniprésent. Il intervient régulièrement dans son récit pour commenter l’action, anticiper un rebondissement, nous prendre ironiquement à témoin ou nous rassurer sur le destin futur d’une héroïne en difficulté… Tant et si bien que la convention romanesque, dans les Tours de Barchester, se dénonce sans cesse comme convention en faisant du lecteur son complice amusé. James, encore lui, reprochait vivement à Trollope ces entorses intempestives à l’illusion réaliste ; mais elles font justement toute la singularité de notre romancier. Paradoxal Trollope : voici un conservateur éclairé et pétri de gros bon sens qui excelle à démonter les préjugés d’une société dont il est un parfait représentant ; un brave ouvrier des lettres qui noircissait consciencieusement ses dix feuillets quotidiens entre ses tâches de fonctionnaire des Postes anglaises dans le but avoué de produire des romans à succès (il en écrivit quarante-sept en moins de quarante ans), et se révèle sans l’avoir cherché d’une étonnante modernité.

Anthony TROLLOPE, les Tours de Barchester (Barchester Towers). Traduction de Christian Bérubé. Préface de John Kenneth Galbraith. Excellent appareil critique de Robin Gilmour. Fayard, 1991, 501 pages.


Dimanche 30 mars 2014 | Au fil des pages | Aucun commentaire