Nancy, Hôtel Saint-Georges
La Rencontre (1996)
Le Filmeur (2005)
La Rencontre (1996) : chronique d’un amour naissant, filmée au jour le jour durant un an. Le Filmeur (2005) : florilège tiré de douze ans de journal filmé. Parmi les motifs qui circulent de l’un à l’autre film, on a élu celui des chambres pour des raisons d’affinités personnelles. On aurait pu en choisir bien d’autres. Les animaux: chiens, chats, oiseaux qu’on nourrit quotidiennement. Les voyages en train. Les fragments du corps humain. Les objets de tous les jours (clés, lunettes, chaussures), les fruits et les légumes, filmés à la fois dans leur être-là, leur présence irréfutable, et pour leur pouvoir métaphorique (une poire bien galbée, c’est un dos de femme ; un melon, c’est un ventre ; deux montres ou deux petits cailloux, c’est un couple amoureux). Les salles de bains d’hôtels et les toilettes de bistrots, objets de commentaires pince-sans-rire — car l’homme qui filme est aussi un homme qui parle, qui parle en filmant, et sa voix douce au grain inimitable, à la fois in et off, ses propos d’une acuité non dénuée d’humour comptent pour beaucoup dans la complicité qui se noue avec le spectateur.
Vous connaissez le parcours singulier d’Alain Cavalier. Comment il s’est progressivement désencombré de la lourde machinerie du cinématographe : scénarisation, quête harassante d’un financement, vedettes, équipe de tournage. Comment l’avènement des caméras numériques, au milieu des années 1990, représenta pour lui un moment-charnière qui permit à son cinéma de pleinement s’accomplir, en rendant tout d’un coup possible la réalisation d’un vieux rêve : interposer le moins de filtres, le moins de distance possible entre le désir et l’acte de filmer. La petite caméra qu’on emporte partout avec soi permet cela : le cinéma envisagé comme une pratique quotidienne, comme la musique pour un instrumentiste, la rapidité d’exécution, une proximité, une intimité immédiate entre le filmeur et ce qu’il filme (puis entre le film et son spectateur). Elle se fait quasiment prolongement de son corps, au même titre que sa main qui entre dans le champ pour nous présenter tel objet. Le regard du cinéaste devient en quelque sorte un regard tactile, un regard qui touche le réel autant qu’il le voit.
C’est ainsi que le journal filmé a pris tout naturellement chez Cavalier le relais du journal écrit : « J’ai mis longtemps à savoir une chose simple, dit-il dans le Filmeur. C’est que je ne supporte pas que ce que j’ai vu de touchant, ou de drôle, disparaisse. Alors, avant, je notais tout, hein [plan sur ses cahiers qu’il feuillette] ; et puis, maintenant, je filme. » Instants fugaces volés au quotidien avec une science du cadre imparable, capture de l’éphémère, chronique d’une vie de couple, curiosité toujours en éveil pour le monde et les gens, épiphanies minuscules (ce plan, très simple et très beau, d’une ombre qui s’efface sur le mur quand passe un nuage) : la saisie de ces petits bonheurs de l’infra-ordinaire prend par moments une allure obsessionnelle (dans une scène du Filmeur, la compagne de Cavalier, réveillée en sursaut par un cauchemar, découvre qu’il la filmait dans son sommeil. « Tu m’as fait peur ! Arrête ! » Cavalier a choisi loyalement de montrer ce moment). Elle a aussi son revers d’angoisse : hantise du vieillissement, de la déchéance inéluctable des corps, de la disparition de toute chose, de la mort, qui se traduit par des plans récurrents de fruits en décomposition, de cadavres d’animaux. Cette hantise culmine dans la frontalité inconfortable avec laquelle Cavalier se mesure à l’infilmable : le corps de son père sur son lit de mort — plans quasiment insoutenables —, son propre visage provisoirement défiguré par trois opérations au nez (« Dr Jekyll… et Mr Hyde », commente-t-il drôlement en présentant successivement à la caméra son « beau profil » et son profil tuméfié, couturé de points de suture). Montrer l’immontrable, c’est la « corne de taureau » (pour parler comme Leiris) du cinéma de Cavalier, sa part de risque, ce par quoi son projet engage quelque chose de radical, mais d’une radicalité calme, dénuée de pose et d’effets de manche. Ce qui fait que le jeu vaut la chandelle et que l’expérience du filmeur, aussi intime soit-elle, devient communicable à autrui.
La Rencontre et le Filmeur sont disponibles dans un coffret DVD édité par Pyramide, Intégrale autobiographique d’Alain Cavalier. On y trouvera aussi Ce répondeur ne prend pas de message (1978), qui est sans doute le film le plus extrême qu’on ait jamais tourné sur la dépression. Vous en connaissez l’argument : à la suite d’un drame personnel, un homme (Cavalier), la tête entièrement bandée comme l’homme invisible, se claquemure dans son appartement qu’il entreprend, avec une sorte de rage méthodique, de repeindre entièrement en noir. Il termine par les carreaux des fenêtres, qu’il recouvre de peinture noire également. Le noir envahit tout ; fin du film. C’est très oppressant, et en même temps curieusement libérateur.
À cet ensemble, il faudrait sans doute ajouter Irène que je n’ai pas encore vu, et la belle Lettre d’un cinéaste, disponible sur l’excellent coffret anthologique de l’émission Cinéma, cinémas, et qu’on peut visionner ici. On peut également visionner ici les vidéos quotidiennes tournées par Cavalier durant sa rétrospective récente à la Cinémathèque française (pour laquelle il avait décidé de résider dans un hôtel voisin et de voir pour la première fois tous ses films en salle, en compagnie du public). Et comme on ne se lasse pas d’entendre sa voix, écouter ce bel entretien diffusé en avril dernier sur France-Culture.
Ambiance nuit
Ambiance jour
La Louvière, Hôtel New Matinal. Quite a shock.