Dans les abîmes de la nouvelle British Library

Soon after the new British Library building opened, the rep for the British Library publishing division paid his regular visit to my shop. Like most travelling book salesmen, Geoff was a great storyteller. ‘What’s it like?’ I asked, since I had loved researching in the old library, when it was housed under the dome of the British Museum. I thought nothing could replace the romance of that space, certainly not a fake-looking building in Euston Road, a building lacking either a memorable shape or a single external feature. How wrong I was.

Geoff explained that the visible part of the library was the tip of an extraordinary iceberg: four double-height sub-basements extend 75 feet below ground. Here, Geoff told me, most of the books are stored in chilled conditions, except for the rarest items, which are in oxygen-free rooms filled with a synthetic argon-based gas called Inergen, a mixture which cannot catch fire. I was agog.

Self: But what happens if a fire starts in the non-rare books areas?

Geoff: Ah, in those areas there is a sprinkler system.

Self: What! A water sprinkler comes on all over the books if a power point starts fizzing? [This actually happened in 2003.]

Geoff: They’ve thought of that doomsday scenario: they’ve got this thing called a Blast Freeze Wind Tunnel down there. You put the damp books inside and it dries them without heating them.

Self: You are shitting me.

Geoff: I shit you not; staff have special training on using it. They practice on wet telephone directories.

Self: Have another fag [it was in the nineties] and tell me more – but is all this for real?

Geoff: Absolutely fucking kosher, I’ve had the secret tour.

Self: Hold on, if it’s all chilled-down and argon down there, how do staff get the books?

Geoff: Robots!

Self: Sounds like a sci-fi movie.

Geoff: Funny you should say that – a French geezer has actually filmed a sci-fi picture down there.

Self: What’s the title, could I order it at Blockbuster? [a video rental chain.]

Geoff: I’m not Barry Norman. I don’t remember that.

Self (still suspicious): So does anyone go down there?

Geoff (warming to his theme): Well, the robots malfunction sometimes and start smashing the place up so then engineers in hazmat suits go down with baseball bats to do battle with them. [Geoff was indulging in poetic licence here, but staff entering the lowest levels do have, according to library staff, ‘special training and breathing apparatus’.]

Self: But isn’t that area all threaded with tube lines?

Geoff: Yeah, it’s eerie – you look across these basement floors as far as the eye can see and occasionally hear tube trains rumbling past as if they’re coming at you. You’ve heard about the audio studios, haven’t you?

Self: Why have they got audio studios?

Geoff: All those cassette recordings of authors, mate. They’re slowly transcribing ’em all digitally: the cassettes are all degrading [stubs out his fag end] – just like you and me. O’ course they need complete silence, so the audio studios are built on a giant two-foot thick rubber pad.

Surprisingly, except for the baseball bats, it’s all true: Inergen, wind tunnel, telephone-directory training, robotic collection, rubber pad (I still cannot trace the movie, however).

Martin Latham, The Bookseller’s Tale.
Particular Books, 2020.


Mercredi 28 octobre 2020 | Bibliothèques | Aucun commentaire


Le cabinet imaginaire de Thomas Browne

C’est d’abord que les livres de Browne, par leur démarche, leurs thèmes, leur construction même se présentent comme des objets de curiosité : rapprochant les extrêmes, admirables de paradoxe, extrêmement construits, et « artificiels », sous leur apparent naturel. C’est qu’ils traitent, la plupart du temps, pour citer une formule d’un autre esprit proche de Browne, Sir John Harrington, de « signatures de très grandes idées dans de très petites choses », qu’ils lisent le sublime dans le trivial, le métaphysique dans l’ordinaire, et recherchent, comme le collectionneur de curiosités, échos et correspondances entre les réalités d’apparence les plus éloignées.
[…]
On trouve enfin chez Browne une fascination avouée pour les hybrides : fossiles, qui ne sont ni minéraux ni végétaux, mais l’un et l’autre à la fois, ou animaux croisés, comme le camelopard (c’est-à-dire la girafe) ou l’armadillo (le tatou) ; il n’est pas jusqu’à sa langue – mixte de latin et de saxon – et sa méthode qui n’appartiennent à ce registre. Comme ses contemporains – Aubrey et Evelyn – Browne était adepte d’une culture du calepin (ou du commonplace book), recueil de notes, citations, impressions de lecture qui servent de fonds à ses écrits et leur donnent leur étrange qualité paratactique, les paragraphes et les idées s’y juxtaposant, comme les objets dans un cabinet.
[…]
Trop subtil pour s’aveugler lui-même, Browne revint obliquement, après avoir consacré une somme aux formes et emprises de la croyance fascinante et brouillonne (Pseudodoxia Emidemica, or Vulgar Errors, 1646), sur son thème de prédilection dans un court traité, aussi léger qu’est capillairement érudite son histoire des illusions humaines.
Museaum Clausum sive Bibliotheca Abscondita (publié à titre posthume en 1684) s’inspire du catalogue des livres de la Bibliothèque de Saint-Victor, morceau de bravoure du Livre II de Pantagruel de Rabelais ; et se propose de décrire le contenu d’un cabinet de curiosités qui n’aurait de réalité qu’idéale – ou parodique. « L’auteur s’y divertit, écrit Johnson, à imaginer l’existence de livres et de curiosités sans aucune réalité, ou que l’on a irrémédiablement perdus. » Tour de force sur un tour de force, le pseudo-catalogue de Browne égrène à plaisir les « figures imposées » de la culture de la curiosité – provenances fabuleuses, références occultes, hapax techniques ou rhétoriques, formes diverses de monstruosités ou d’exceptions – comme pour développer tout le spectre de cette passion, et s’en moquer du même mouvement, selon sa stratégie naturelle.

Patrick Mauriès, le Miroir des vanités.
Éditions du Regard, 2012.

[Le Miroir des vanités est une monographie sur le graveur Erik Desmazières, occasion pour Patrick Mauriès de nouvelles variations sur quelques-uns de ses motifs de prédilection : l’esprit de collection, les cabinets de curiosités, Thomas Browne, les essayistes anglais des XVIIe et XVIIIe siècles. On prend toujours plaisir à ces rhapsodies.]


Attribué à Joan Carlile, Dorothy [née Mileham] et Thomas Browne (v. 1641-1650).
Londres, National Portrait Gallery.




Sainte-Beuve à Zanzibar

L’hôtel Africa House conserve d’autres vestiges de son passé de club anglais. […] Mais le tabernacle, le Saint des Saints de l’Africa House, c’est sa bibliothèque, un millier de volumes, peut-être plus, rangés à l’intérieur d’une pièce où plus personne, semble-t-il, ne met jamais les pieds. De quoi esquisser une archéologie des références littéraires de plusieurs générations de fonctionnaires britanniques, entre l’établissement du protectorat, en 1890, et l’indépendance du territoire en 1963. Et certainement beaucoup plus de livres qu’aucun d’entre eux n’en lut jamais. À l’usure des reliures, à la flétrissure des pages, un chercheur assidu pourrait même déterminer ceux qui eurent le plus de succès, des nombreux mémoires diplomatiques ou militaires, des ouvrages sur Napoléon envisagé principalement sous l’angle de la défaite et de la relégation à Sainte-Hélène, de la relation de ces fameuses amours de Katherine O’Shea et de Charles Stewart Parnell qui devaient coûter à ce dernier sa carrière politique, des Mémoires de la comtesse de Boigne, de l’essai d’un certain J. W. Gregory, publié en 1925, intitulé The Menace of Colour, et développant une théorie raciste assez paradoxale qui préconise à la fois la ségrégation des masses et la libre circulation des élites, des lettres de Charles Darwin, de l’édition originale des Seven Lamps of Architecture de John Ruskin, des Lundis de Sainte-Beuve ou de Vingt Ans après… Je tiens à préciser qu’en dépit de tentations très vives, que je m’efforçais de justifier par la dégradation de cette bibliothèque et son inutilité flagrante aussi longtemps que personne à Zanzibar ne se souciera des jugements de Sainte-Beuve ou des sentiments de la comtesse de Boigne, je n’en ai pas retranché un seul volume, et que si un collectionneur tirait parti de ces indications pour mettre la bibliothèque de l’Africa House au pillage, sa maison serait dite anathème et sa descendance maudite au moins jusqu’à la septième génération. Enfin, il serait digne d’être nommé le porc de l’Afrique australe. Car cette bibliothèque, malgré tout, est entourée d’un certain respect, ses livres ne sont pas dispersés, et rien ne permet d’affirmer que ceux qui le méritent ne retrouveront pas un jour des lecteurs attentifs, quand bien même ils ne seraient que deux ou trois.

Jean Rolin, la Ligne de front. Quai Voltaire, 1988.


Dimanche 26 janvier 2020 | Bibliothèques | 4 commentaires


La bibliothèque d’Ardis (2)

L’intimité qui s’était établie entre Ada et son « cher, trop cher René » (c’est ainsi que parfois, pour plaisanter, elle aimait appeler Van) changea du tout au tout la question lecture – malgré les interdits qui demeuraient placardés dans l’air. Peu après son arrivée à Ardis, Van avait averti son ex-institutrice (elle avait de bonnes raisons de le croire) que, s’il n’obtenait pas l’autorisation de puiser dans la bibliothèque à toute heure du jour, pour une durée indéterminée et sans avoir recours à la mention « en lecture », tous ouvrages, œuvres complètes, brochures, incunables, qu’il pourrait lui prendre envie de lire, la bibliothécaire de son père, Miss Vertograd, vieille demoiselle d’une complaisance inépuisable et dévouée jusqu’à la servilité, dont le format et très probablement la date de publication correspondaient à ceux de Verger, serait chargée par lui d’expédier par colis postal à l’adresse d’Ardis Hall de pleines malles d’ouvrages de libertins du XVIIIe siècle et de sexologues germaniques, encadrés par un assortiment complet de Shastras et de Nefsawis en traduction littérale et avec des suppléments apocryphes. Mlle Larivière, perplexe, eût souhaité débattre le dilemme avec le Maître d’Ardis, mais elle ne discutait jamais avec lui de quoi que ce fût de sérieux depuis le jour (janvier 1876) où il lui avait à l’improviste fait des avances – sans grande conviction, il faut bien le dire. Quant à la chère et frivole Marina, elle se contenta de déclarer qu’à l’âge de Van, elle aurait empoisonné son institutrice au borax cafardicide si on l’avait empêchée de lire, par exemple, Fumée de Tourgueniev. À la suite de quoi, tout ce qu’Ada voulait lire, ou aurait pu vouloir lire, était déposé à son intention par Van dans diverses cachettes sûres.
[…]
Le malheureux bibliothécaire donna sa démission « éplorée » le 1er août 1884 ; dès lors, romans, poésies, ouvrages scientifiques et philosophiques vagabondèrent inaperçus. Ils traversaient les pelouses, glissaient le long des haies – un peu comme les objets que transporte l’Homme invisible dans le beau conte de Wells – et finissaient par se poser dans le giron d’Ada, en quelque lieu qu’elle et Van se fussent donné rendez-vous. L’un et l’autre cherchaient dans les livres quelque chose qui les passionnât, ce que font toujours les meilleurs lecteurs, mais dans plus d’un ouvrage réputé ils ne trouvèrent qu’ennui, prétention et fausses informations.

Vladimir Nabokov, Ada ou l’Ardeur (1969).
Traduction de Gilles Chahine
avec la collaboration de Jean-Bernard Blandenier.
Fayard, 1975.


Mercredi 22 janvier 2020 | Bibliothèques | Aucun commentaire


La bibliothèque d’Ardis (1)

Ada n’avait point libre accès à la bibliothèque. Selon le dernier catalogue imprimé (1er mai 1884), elle abritait 14 841 volumes. Même cette énumération aride, Mlle Larivière préféra la soustraire aux mains de sa petite élève – « pour ne pas lui donner des idées ». Sans doute, sur les rayonnages qui lui appartenaient en propre, Ada avait-elle rangé à côté de ses livres de classe des ouvrages de taxologie entomologique et botanique et quelques romans populaires fort innocents, mais il était entendu qu’elle ne devait point bouquiner sans surveillance dans la bibliothèque. Pis encore, chaque ouvrage qu’elle empruntait pour lire au lit, ou dans la tonnelle, était obligatoirement contrôlé par son mentor et signalé avec le nom, la date (imprimée au timbre de caoutchouc) et la mention « en lecture », dans le fichier que tenait dans un scrupuleux désordre Mlle Larivière, et dans un ordre quasi monstrueux (avec insertions de notes interrogatives, de signaux de détresse, voire d’imprécations, le tout inscrit sur des morceaux de papier rose, rouge ou violet) un cousin de la demoiselle, Monsieur Philippe Verger, vieux garçon malingre, d’un mutisme et d’une timidité maladives, qui venait fouiner dans la bibliothèque d’Ardis une fois tous les quinze jours pour quelques heures d’un labeur obscur et silencieux – tellement silencieux, en vérité, que certain jour où la grande échelle de la bibliothèque se prit à décrire dans l’espace, avec une lenteur surnaturelle, un arc de trajectoire rétrograde, monsieur Verger, qui occupait le plus haut point du système et serrait dans ses bras un moulin de volumes, atterrit sur le dos avec son échelle et ses livres, en faisant si peu de bruit que la coupable Ada, qui se croyait seule (et feuilletait, l’un après l’autre, les tomes si décevants des Mille et Une Nuits), prit la chute de M. Verger pour l’ombre d’une porte ouverte en tapinois par quelque eunuque aux chairs molles.

Vladimir Nabokov, Ada ou l’Ardeur (1969).
Traduction de Gilles Chahine
avec la collaboration de Jean-Bernard Blandenier.
Fayard, 1975.

Le ralenti surnaturel de cette chute d’échelle de bibliothèque et de son occupant évoque irrésistiblement un gag de Blake Edwards. Des images de Blind Date reviennent à la mémoire.


Mardi 21 janvier 2020 | Bibliothèques | 2 commentaires


La bibliothèque ouverte

La notion de bibliothèque ne fait pas partie de la terminologie de Northrop Frye, mais on pourrait l’y inclure. La littérature n’est pas seulement faite d’œuvres singulières, mais de bibliothèques, de systèmes dans lesquels les diverses époques et traditions organisent les textes « canoniques » et « apocryphes ». À l’intérieur de ces systèmes, chaque œuvre est différente de ce qu’elle serait si elle était isolée ou insérée dans une autre bibliothèque. Une bibliothèque peut posséder un catalogue clos ou bien tendre à devenir la bibliothèque universelle, mais toujours en se développant autour d’un noyau de livres « canoniques ». Et ce qui différencie deux bibliothèques, c’est davantage leur centre de gravité que leur catalogue. La bibliothèque idéale vers laquelle je tends, pour ma part, est celle qui gravite vers le « dehors », vers les livres « apocryphes » au sens étymologique du mot, c’est-à-dire les livres « cachés ». La littérature est la recherche du livre caché au loin, qui modifiera la valeur des livres connus ; elle est tension vers le nouveau texte apocryphe à découvrir, ou à inventer.

Italo Calvino, « La littérature comme projection du désir » (1969).
Traduction de Michel Orcel.
Dans Défis aux labyrinthes, vol. I, Seuil, 2003.


Mardi 3 décembre 2019 | Bibliothèques, Grappilles | Aucun commentaire


La bibliothèque de l’Archiginnasio

Le Palais de l’Archiginnasio fut le siège historique de l’université de Bologne. Depuis 1838, il abrite la bibliothèque communale, riche de six cent mille volumes (dont plusieurs milliers d’incunables), de vingt-cinq mille lettres et de douze mille manuscrits.

Au fond de la salle Stabat Mater, une percée ouvre sur la perspective infinie de la bibliothèque. Ce point de vue dérobé procure un vertige borgésien, que rend très imparfaitement la photographie.


Mercredi 30 octobre 2019 | Bibliothèques, Pérégrinations | 2 commentaires