Compensation
— Que voulez-vous boire ?
— Moi, tu connais mes vices. Whisky-Vichy. Ça te dit, Frédéric ?
— Ah oui, tiens, c’est… c’est amusant. Jamais goûté.
— Une idée à moi. Le whisky n’est pas idéal pour le foie. Alors je compense avec du Vichy.
Luc Dellisse, Foudre. Éditions nocturnes, 1989.
Sortie de presse
Ma nouvelle l’Homme à l’anorak jaune, traduite en anglais par Edward Gauvin, paraît dans l’anthologie annuelle Best European Fiction publiée par Dalkey Archive Press.
Les autres auteurs au sommaire sont Rui Manuel Amaral, Kjell Askildsen, Katya Atanasova, Xurxo Borrazas, Éric Chevillard, Jens Dittmar, Guram Dochanashvili, Nina Gabrielyan, Elvis Hadzic, Vladimír Havrilla, Olja Savicevic Ivancevic, Vladimir Kozlov, Herkus Kuncius, Vesna Lemaic, Óskar Magnusson, Mox Makela, Ioan Manascurta, Tom Mccarthy, Susana Medina, Robert Minhinnick, Krystian Piwowarski, Christoph Simon, Lena Ruth Stefanovic, Yuriy Tarnawsky, Emil Tode, Vlada Urosevic et Inga Zholude.
J’en profite pour signaler qu’Edward Gauvin a eu l’heureuse idée de traduire le Mécanicien et autres contes de l’éminent pataphysicien et rousselâtre Jean Ferry (publié chez Gallimard par Paulhan en 1953 dans la belle collection Métamorphoses, réédité en 2011 chez Finitude). L’une des nouvelles du recueil, le Tigre mondain, eut les honneurs de l’Anthologie de l’humour noir de Breton. The Conductor and Other Tales est publié chez Tam Tam Books, sous la houlette de mon collègue bathyscaphandrier Tosh Berman — comme on se retrouve ! Que l’anglais ou le français soit votre langue maternelle, si vous ne connaissez pas cette petite perle, vous savez ce qu’il vous reste à faire.
Les centenaires nous fatiguent
On a compté vingt-trois prousteries dans cette vitrine de librairie (dont l’autre moitié était occupée, quelle surprise, par autant de camusages). L’inflation commémorative produit l’effet exactement inverse à celui recherché : indigestion instantanée, envie d’aller voir ailleurs, ferme résolution de ne pas lire Proust, ses notes de blanchisserie, ses exégètes aussi brillants ou prestigieux soient-ils, durant au moins le prochain siècle.
Cela étant, un ami bien intentionné m’a prêté Proust contre Cocteau de Claude Arnaud (Grasset), que j’ai lu avec intérêt. Anecdotiquement, parce que l’auteur ne donne pas dans la proustolâtrie, c’est le moins qu’on puisse dire. Plus fondamentalement, parce qu’il conduit une réflexion fine et nuancée sur les rapports entre la vie et l’œuvre d’un écrivain, qui dépasse le cas particulier de Proust et de Cocteau — dont les relations complexes sont au demeurant fort bien analysées et mises en perspective dans leur époque, sans anachronisme rétrospectif, c’est assez rare pour être souligné. La vieille critique expliquait platement l’œuvre par la vie. Le structuralisme, en sens inverse, voulut établir un cordon sanitaire entre la vie et le Texte avec un grand T afin de prémunir ce dernier, non sans puritanisme théorique, de toute contamination par les miasmes de l’expérience humaine. Le mérite de Claude Arnaud est de montrer que les choses ne sont pas si simples.
Saouls de papier
comment toujours ne pas y revenir marie-thérèse tant de jours tant de jours tant de nuits passées ensemble à entreprendre à faire à défaire les derniers liens de l’avant-nous des nuits à déranger à ranger tous les livres de la bibliothèque décidant un jour que l’ordre alphabétique ne devait pas se faire de gauche à droite mais en toute logique de droite à gauche ayant ainsi devant soi la page couverture de chaque livre en décidant plus tard que l’illogique devrait prévaloir pour quelque temps histoire de mettre de côté quelques dizaines de livres à lire à relire histoire d’établir des catégories par pays d’origine de l’auteur par genres par espèces par sujets par styles par formats par couleurs par épaisseurs par collections
elle grave et feuilletant un livre deux livres dix livres les uns après les autres moi courant d’un côté à l’autre des étagères déplaçant replaçant modifiant les niveaux des planchettes échappant des piles de livres sur un fauteuil m’asseyant pour feuilleter un roman qui avait échappé à mon attention l’ouvrant à la première page et décidant tout à coup de remettre l’opération rangement au lendemain très intéressante l’histoire racontée très passionnante nuit passée sur ces pages découvertes ligne à ligne et bientôt oubliées beaucoup lu trop peu retenu voyons comment s’appelait-il le détective oui le détective dans ce roman que je lisais un soir il y a deux ans la quatrième ou cinquième fois de mois en mois ne jamais reconnaître l’ordre des livres mais toujours savoir exactement où se trouve tel ou tel roman tel ou tel traité
parfois même plus la force de nous traîner au lit la chambre tout près des grands sourires endormis étendus sur le tapis sur les fauteuils les bras et les jambes parmi les livres fumant une avant-dernière cigarette une dernière cigarette nous encourageant à ne pas dormir tout de suite saouls de papier parlant parlant encore tu m’aimes bien sûr je t’aime je t’aime […]
Michel Beaulieu, Je tourne en rond mais c’est autour de toi,
éditions du Jour, 1969