L’enfer de la notoriété

On est toujours épaté par l’acuité visionnaire des romanciers du XIXe siècle. Le monde de l’argent dépeint par Balzac et Zola, la vie parlementaire vue par Trollope paraissent encore plus vrais aujourd’hui qu’en leur temps — peut-être parce que, pour qui sait voir, un phénomène s’observe mieux à l’état naissant. En 1903, Henry James publie un court roman, les Journaux (The Press). Il y annonce déjà l’ère de la presse people et le caractère tautologique de la notoriété: tout le monde parle de X parce qu’il est célèbre et il est célèbre parce que tout le monde en parle. Deux personnalités, qui sont le négatif l’une de l’autre, incarnent ici ce phénomène. Sir A.B.C. Beadel-Muffet, dont les moindres faits et gestes défraient quotidiennement la chronique, ferait l’impossible pour que son nom disparaisse à tout jamais des journaux (mais comment stopper l’engrenage fatal de la renommée une fois qu’il est lancé ?). Le pitoyable Mortimer Marshall, à l’inverse, est prêt à tout pour devenir célèbre à son tour ; mais l’attention publique se refuse à lui et le rejette, en somme, comme un corps étranger.

James procède à sa manière habituelle, qui est allusive et oblique. Ses héros, Maud Blandy et Howard Bight, sont des sans grade de l’information, un couple de jeunes journalistes désargentés qui vivotent au bas de l’échelle en vendant des potins au plus offrant. L’ambition, le cynisme et la lucidité se disputent en eux ce qui leur reste d’intégrité morale. Au passage, on notera le caractère androgyne de ces deux protagonistes — elle plutôt garçon manqué, lui ayant « par comparaison l’allure d’une jeune fille » — et l’ambivalence de leur camaraderie amoureuse. Le couple, chez James, a toujours quelque chose d’impossible, sinon d’impensable.

Avec Howard et Maud, nous circulons dans le Londres nocturne du Strand, des théâtres 1 et des pubs surchauffés, nous croisons dans le brouillard des crieurs de journaux aboyant les gros titres des éditions spéciales ; mais jamais nous ne franchirons les portes d’une rédaction de Fleet Street. Aucun romancier réaliste traitant d’un pareil sujet n’aurait résisté à la tentation de nous plonger dans l’ambiance fébrile d’une salle de presse au moment du bouclage. Rien de tel chez James. Son génie consiste au contraire à nous maintenir constamment à la périphérie des événements, dont l’écho nous parvient par ouï-dire en quelque sorte, filtré par la perception incomplète qu’en ont des personnages eux-mêmes marginaux. Il y a ainsi, au cœur des Journaux, une ébauche suggérée de roman criminel, et un terrible secret dont nous ne connaîtrons jamais le fin mot. Le pouvoir souterrain de la presse, le Moloch de l’opinion publique qui d’un jour sur l’autre fait et défait les réputations, la présence énorme et tentaculaire de la ville paraissent une menace d’autant plus incommensurable qu’elle reste tapie dans l’ombre, comme une bête dans la jungle. Une singularité toujours frappante chez James, c’est la manière dont la peinture sociale est insidieusement contaminée par le fantastique : « Après quoi, elle avait failli faire un saut, comme elle eût dit, jusqu’à cette boîte aux lettres d’en face dont la gueule vorace, ouverte dans la ténébreuse nuit londonienne, avait englouti tant de ses petites démarches infructueuses. »

1 James moque au passage la mode du théâtre « scandinave » éthéré, genre Ibsen, qui faisait fureur au tournant du siècle.

Henry JAMES, les Journaux (The Press). Traduction de Jean Pavans. Grasset, « Les Cahiers rouges », 1997.


Dimanche 24 janvier 2016 | Au fil des pages | Aucun commentaire


Jean Luypaert

Petit coup de foudre ce matin à la brocante. La lumière, la « poésie muette des choses » et l’effet de temps suspendu propres à tant de natures mortes, l’équilibre de la composition, la bouteille quasi morandienne, la facture — j’aime les tableaux qui ont de la « matière », où l’on sent le coup du pinceau : tout m’a mystérieusement attiré dans cette toile et je n’ai pas résisté.

Une recherche en ligne m’a permis de réunir quelques renseignements sur le peintre. Jean Luypaert (Vilvorde, 1893 — Ostende, 1954) est l’un de ces petits maîtres que les catalogues de vente rangent indistinctement sous l’appellation vague d’« école de Belgique ». Enseignant de profession, il se forme parallèlement à l’académie de Bruxelles. En 1918, avec trois amis peintres, il fonde un cercle artistique à Vilvorde où il exposera régulièrement. Il peint des paysages et des marines — dont il emprunte les motifs à la campagne et à la côte flamandes —, des intérieurs et des natures mortes. Après sa retraite, il s’établit à Coxyde où il installe son atelier dans un ancien moulin. Il séjourne et peint également en Provence. Une exposition rétrospective de son œuvre a été organisée un an après sa mort à la Maison des arts de Schaerbeek.


Vendredi 8 janvier 2016 | À la brocante | 2 commentaires