Montréal, rue Gary-Carter
The Norman Conquests est une trilogie théâtrale d’Alan Ayckbourn écrite en 1973. Le titre repose sur un joli jeu de mots : non pas la conquête des Normands, mais les conquêtes de Norman ; conquêtes sentimentales, il va sans dire. Les trois pièces racontent la même histoire : le week-end raté de six personnages réunis dans la maison familiale (plus un septième, la mère tyrannique et alitée, dont il sera beaucoup question mais qu’on ne verra jamais 1). Chaque pièce est située dans un lieu différent : Table Manners se déroule dans la salle à manger ; Living Together dans le salon ; Round and Round the Garden dans le jardin. Chacune est autonome et on peut les voir dans l’ordre qu’on voudra. Mais il faudra les voir toutes les trois pour assembler toutes les pièces du puzzle et obtenir une vue complète des événements s’étant déroulés durant ces quarante-huit heures (tandis que les personnages, ne pouvant être à la fois dans la salle à manger, le salon et le jardin, n’en auront jamais qu’une appréhension partielle). Pourquoi, dans Table Manners, tout le monde fait-il la gueule à Norman le dimanche matin au petit déjeuner ? On le découvrira dans Living Together 2.
Les pièces d’Alan Ayckbourn sont à la fois tristes — en raison du caractère déprimant des existences dépeintes, de leur portrait peu reluisant de la vie conjugale et familiale — et comiques — en raison de la férocité des dialogues et des accès de folie délirante qui s’emparent ponctuellement des personnages, en dépit ou à proportion de leur éducation profondément anglaise (il faut sauver la face et behave coûte que coûte, même dans les situations les plus scabreuses). The Norman Conquests n’échappe pas à la règle. On y croise des personnages frustrés par la vie, prisonniers d’existences étroites, des hommes faibles, infantiles ou stupides caressant des rêves puérils, des femmes coincées ou maniaques en proie à des coups de sang hystériques. Tout ce petit monde gravite autour de Norman comme autour d’un aimant tour à tour attirant et repoussant ; Norman, séducteur impénitent, homme des sincérités successives (il fait du gringue à ses deux belles-sœurs tout en tentant de reconquérir le cœur de sa légitime), égocentrique et pourtant désireux de complaire à tous, insupportable au quotidien mais cependant seul membre de cette famille dysfonctionnelle à être doué de fantaisie spontanée et à n’avoir pas abdiqué toute aspiration au bonheur.
Auteur de quatre-vingts pièces, Ayckbourn a le goût des paris impossibles, du jeu sur les structures narratives, de la manipulation du temps dramatique ; le désir aussi de ne pas se répéter. Son art est à la fois savant — en raison de son caractère expérimental — et populaire — il s’appuie volontiers sur les conventions du théâtre bourgeois ou du théâtre de boulevard. Toutes choses qui ne pouvaient que séduire Alain Resnais, qui l’a porté trois fois à l’écran (et préparait, au moment de sa mort, une quatrième adaptation). Vous connaissez la structure arborescente d’Intimate Exchanges (alias Smoking/No Smoking), construite autour d’une série d’embranchements : à chaque embranchement, la décision d’un personnage de faire ceci ou de faire cela aiguillera l’action dans deux directions possibles, pour aboutir à un total de seize dénouements possibles à partir d’une même situation de départ. Dans le diptyque House and Garden, Ayckbourn poussera encore plus loin le principe de The Norman Conquests. Les deux pièces racontent la même histoire, dans deux décors contigus, le salon d’une grande maison de campagne et le jardin. Mais cette fois, elles sont conçues pour être jouées simultanément, dans les deux salles d’un même théâtre, devant deux publics différents, les comédiens passant continuellement d’une scène à l’autre.
The Norman Conquests a été filmé en 1975 par Herbert Wise pour la télévision anglaise (production disponible en DVD non sous-titré). C’est de l’excellent théâtre filmé, servi par une distribution épatante : Tom Conti, Penelope Keith, Richard Briers, David Troughton, Fiona Walker et une toute jeune Penelope Wilton, qu’on a revue depuis dans Downton Abbey.
Je voudrais m’arrêter sur le générique de ces téléfilms, puisque c’est lui qui m’a donné l’envie d’écrire ces notes désordonnées. La caméra y décrit un lent mouvement circulaire autour de la maquette du décor des pièces : une maison de campagne entourée de son jardin. Suit un mouvement ascendant, tandis que le toit de la maison se soulève pour nous en révéler l’intérieur, façon maison de poupée. Mais, mais, mais ! C’est typiquement une idée à la Resnais ! (On songe aux maquettes de Jacques Saulnier, à ces décors filmés comme des décors, et aussi à tel mouvement d’appareil ascendant sur la maison des Herbes folles.) L’auteur inspiré de ce générique ne pouvait évidement y avoir songé en son temps. Mais, quelque vingt ans avant la réalisation de Smoking/No Smoking, il indiquait à son insu la parenté d’univers entre Ayckbourn et Resnais.
Sur la relation entre le dramaturge et le cinéaste, on lira avec intérêt le témoignage aussi pénétrant qu’émouvant d’Alan Ayckbourn, issu d’un entretien avec François Thomas. La traduction française en a paru dans un copieux dossier Resnais de Positif, no 653-654, juillet-août 2015. L’original anglais est disponible sur le site d’Alan Ayckbourn. « Vous écrivez, lui disait Resnais, des films pour le théâtre, je réalise des pièces pour le cinéma. »
1 À l’instar du père grabataire d’une autre pièce d’Ayckbourn, Private Fears in Public Places. Il y a aussi un personnage absent au centre de la pièce Life of Riley, George, qui n’est pas sans parenté de caractère avec Norman.
2 J’ignore si Lucas Belvaux connaissait The Norman Conquests lorsqu’il imagina son triptyque Un couple épatant / Cavale / Après la vie, dont la structure est analogue.
Honneur à Genève, une des rares villes francophones, avec Montréal, à respecter la règle française de composition des noms de voies publiques.