Belle surprise que ce roman si calmement à l’écart des modes françaises. Ce n’est ni une autofiction règlement de comptes sur fond de viol ou d’inceste ni un exercice de sociologie de comptoir à base de fait divers illustrant l’aliénation des dominés. On respire.
Leur chamade mêle architecture et cinéma en faisant dialoguer trois époques, la fin des années 1960, les années 1990 et la période immédiatement contemporaine. Sur quoi se greffent des thèmes apparemment bateaux, le deuil et un scandale à la #MeToo, mais traités sans moralisme niais, en contournant élégamment les poncifs qui leur sont associés.
À la mort de sa mère Jacqueline, Edwige Sallandres retrouve et relit le journal de jeunesse qu’avait tenu celle-ci sur le tournage de la Chamade d’Alain Cavalier (film tiré d’un roman de Françoise Sagan), où elle était scripte assistante. Tout à la fois journal de tournage, journal intime et chronique en pointillé des événements de mai 68, ce document a pour Edwige valeur de récit fondateur, puisque c’est sur le plateau de la Chamade que se sont rencontrés ses parents.
À distance, il apparaît que ce film signait la fin d’une époque : production de luxe à vedettes mettant en scène de riches oisifs, anachronique à sa date alors qu’à l’extérieur des studios la société française s’embrasait ; moment de crise existentielle pour Alain Cavalier dont ce fut le dernier film réalisé dans un cadre de production traditionnel à l’intérieur duquel il étouffait de plus en plus. S’ensuivit un silence de huit ans, avant le rebond du Plein de super, commencement de sa « deuxième période » (tournages légers, semi-improvisés, coscénarisation avec ses interprètes).
Trente ans plus tard, Edwige est devenue architecte, accomplissant par là la vocation rentrée de son père. Diverses circonstances l’obligent à renouer sans gaieté de cœur avec son ex-mentor et amant, Daniel Giesbach, architecte non conformiste aussi brillant qu’insupportable (sa fureur au seul énoncé de l’expression « geste architectural » nous rend cependant sympathique cet homme invivable au quotidien). Ces retrouvailles à couteaux tirés les amènent néanmoins à reprendre un rituel de leur vie passée : rouler sans fin la nuit dans un Paris fantomatique, en faisant des haltes devant les immeubles qu’ils aiment et désirent se montrer l’un à l’autre.
On a aimé le classicisme sans âge de l’écriture de Jean-Pierre Montal, la maîtrise invisible avec laquelle il entrecroise les fils de sa tapisserie. Entre le roman de Sagan, le film de Cavalier et l’épisode contemporain, la narration ménage un jeu d’échos subtil. Une robe d’Yves Saint Laurent joue un rôle d’« objet symbolique » à signification plurielle sans rien perdre de sa présence matérielle, de l’éclat de sa couleur et de la texture de son étoffe : on reconnaît là un procédé cinématographique, dont le romancier réussit la transposition littéraire. Montal opère en outre avec succès la greffe d’un matériau documentaire sur une trame romanesque – on sait combien cet exercice demande du doigté 1. La saisie de l’ambiance de tournage de la Chamade, la peinture fugitive de personnages réels – outre Cavalier : Florence Malraux, Catherine Deneuve, Michel Piccoli – sont convaincantes, les dialogues sonnent juste. Parallèlement, l’évocation du parcours personnel et professionnel d’Edwige donne lieu à des aperçus captivants sur la splendeur et les misères du métier d’architecte (l’enfer des BTP, des appels d’offre, des chantiers dantesques), les querelles d’égos, les débats esthétiques, politiques et sociaux agitant ce petit monde, de même qu’à l’éloge d’une lignée souterraine d’architectes français ayant pour nom Pierre Dufau, Jean Dubuisson, Fernand Pouillon, Claude Parent et Roland Simounet – et qui appartiennent, à l’instar de la Chamade, à un temps révolu, bientôt oublié. Chemin faisant, on est amené à établir un parallèle entre un tournage de film et un chantier architectural : deux types d’ouvrages reposant sur un travail collectif, et qui menacent à tout moment d’échapper au contrôle de leur maître d’œuvre. On se demande aussi si, en rendant hommage aux architectes mentionnés ci-dessus – tous ennemis d’un exhibitionnisme de créateur, soucieux de cohérence interne et d’une intégration organique de chacun de leurs bâtiments à son environnement –, Jean-Pierre Montal n’esquisse pas entre les lignes sa propre poétique de romancier. Mais il importe de dire combien ces éléments n’ont rien de didactique ni de plaqué sur la fiction, parce qu’ils sont intimement tressés à la trame émotionnelle du livre, à l’élan intérieur des personnages, à leur manière d’être au monde.
Leur chamade est de ces livres dont l’écho perdure au-delà de la dernière page. Il donne envie d’en prolonger la lecture dans la vie réelle, par la déambulation. On se promet d’y relever les adresses des immeubles aimés par Edwige Sallandres et Daniel Giesbach pour aller les contempler à son tour lors d’un prochain séjour parisien.
1. On rapprochera à cet égard Leur chamade du Figurant de Didier Blonde (Gallimard), évocation romancée du tournage de Baisers volés, qu’on recommande aussi.
Jean-Pierre Montal, Leur chamade, Séguier, « l’Indéfinie », 2023, 246 p.