Braxton soliloque

En février 1972, quatre ans après le coup d’éclat de For Alto, Anthony Braxton enregistre à Paris une nouvelle série d’improvisations au saxophone alto. Il y poursuit l’exploration méthodique des ressources de son instrument, en termes de tonalité, de phrasé, de structures, d’harmonie et de textures sonores. Dans l’intervalle, le discours a gagné en sérénité, et moins encore que For Alto (dont le caractère de manifeste radical avait parfois quelque chose de démonstratif), on ne saurait réduire les neuf pièces ici réunies à des exercices de laboratoire. À cheval sur l’improvisation libre et la musique contemporaine, tantôt saturant l’espace sonore et tantôt jouant de la parcimonie et du silence, Braxton s’absorbe le plus souvent dans une introspection à la fois réfléchie et rêveuse, en un soliloque inspiré et captivant de bout en bout.

Anthony BRAXTON, Saxophone Improvisations Series F. Free America / Universal 087 345-2.

Youtuberie : Impressions (John Coltrane). Braxton (as), Chick Corea (p), Miroslav Vitous (cb), Jack DeJohnette (bt). Woodstock Jazz Festival, 19 septembre 1981.


Lundi 23 octobre 2006 | Dans les oneilles | Aucun commentaire


Out of Nowhere

Warne Marsh est mort sur scène en 1987, alors qu’il interprétait Out of Nowhere. Une fin étrangement emblématique pour un musicien dont le timbre sans vibrato, aussi singulier qu’immédiatement reconnaissable, semble en effet surgir de nulle part, et qui aura passé l’essentiel de sa vie dans les clubs de jazz en creusant son sillon dans une tranquille indifférence aux modes. Disciple de Lennie Tristano, Marsh est l’un des rares saxos de sa génération à avoir contourné l’influence écrasante de Charlie Parker pour s’inventer un langage totalement personnel, dont les harmonies obliques et subtiles se déploient en longues volutes aériennes. Sa discographie restant on ne peut plus lacunaire, toute réédition est la bienvenue, et celle de Ne Plus Ultra (1969) tout particulièrement puisqu’il s’agit d’un des meilleurs disques de ce grand unsung hero de l’histoire du jazz.

De Lee Konitz à Pete Christlieb en passant par Art Pepper, Marsh a toujours affectionné le dialogue avec un second souffleur. Il trouve ici en l’excellent Gary Foster un coéquipier idéal. Leurs dialogues fugués où le ténor et l’alto se croisent, s’éloignent, se rejoignent et s’entremêlent sont merveilleusement grisants (cf. par exemple la superbe intro en apesanteur de You Stepped Out of a Dream). Le reste du programme comprend une poignée de chevaux de bataille sur lesquels Marsh a inlassablement improvisé toute sa vie, soit deux compositions de son maître Tristano, Lennie’s Pennies (sur les accords de Pennies From Heaven) et le toujours enchanteur 317 E. 32nd (dérivé, le revoici, de Out of Nowhere), et une pièce de son ex-partenaire Konitz, Subconscious-lee (réécriture de What Is This Thing Called Love), avant un grand morceau d’improvisation collective, Touch and Go (qui rappelle au passage que Marsh participa aux deux premiers morceaux free à avoir été gravés sur disque, Intuition et Digression, en 1949, avec Tristano). En brève coda, une Invention de Bach, où Marsh et Foster prennent congé sur un dernier canon qui est comme la quintessence de leur art : l’élégance et l’intelligence au service d’une émotion pure, filtrée de tout sentimentalisme.

Warne MARSH Quartet, Ne Plus Ultra. HatOLOGY 603.


Jeudi 12 octobre 2006 | Dans les oneilles | Aucun commentaire


Don Friedman

Avez-vous jamais remarqué que, quand vous entendez un nom
qui vous frappe, vous croyez pour un temps le retrouver sans cesse ?

John Buchan, la Centrale d’énergie

Découverte tardive de ce pianiste grâce à l’émission d’Alain Gerber : une pièce atmosphérique, extraite de la suite A Day in the City, laquelle évoque à la manière des «symphonies d’une grande ville» les différentes heures de la vie urbaine, de l’aube à la nuit. On dirait du Bill Evans expérimental, c’est intrigant et très séduisant. Dans les jours qui suivent, je tombe sur ce disque dans une boutique d’occasion, suivant la loi des vrais-faux hasards bien connue des chasseurs de trésors. Bonne pioche, car voici sans conteste un des meilleurs disques en trio du début des années 1960. Friedman fit ses débuts à la fin des années 1950, puis connut une semi-éclipse avant d’être repêché par le label SteepleChase au milieu des années 1990. On l’a inévitablement rapproché de Bill Evans (j’ai moi-même cédé à cette facilité quelques lignes plus haut). Il y a un indéniable air de famille, mais Friedman a son langage, son monde propre, moins introverti, plus abstrait (mais non pas cérébral), avec un touché plus percussif, un phrasé plus nerveux et plus anguleux, qui trouvent en Chuck Israels et Pete LaRoca un répondant idéal. Le programme allie standards (belles versions d’I Hear a Rhapsody et d’In Your Own Sweet Way) et pièces originales, qui révèlent en Friedman un compositeur de grand intérêt, ayant une prédilection pour les rythmes brisés. Des morceaux comme Circle Waltz, Sea’s Breeze et Mode Pivoting mériteraient d’être (re)découverts et d’intégrer le répertoire du piano jazz contemporain. Vivement recommandé.

Don FRIEDMAN, Circle Waltz. Riverside/OJCCD 1885.


Lundi 3 juillet 2006 | Dans les oneilles | Aucun commentaire


Les possibilités du dialogue

Peut-on encore enregistrer un disque de standards qui ne sente pas le réchauffé ? La preuve avec cette séance en duo touchée par la grâce - Warren Vaché au flugelhorn et au cornet, avec ou sans sourdine (superbe timbre), et Bill Charlap au piano. Rien de révolutionnaire ici, ce n’est pas le propos, mais le plaisir contagieux de revisiter avec une finesse extrême et une rare fraîcheur une douzaine de classiques du répertoire. Rien de révolutionnaire, mais rien de platement revivaliste non plus. Vaché et Charlap ne refont pas Weather Bird d’Armstrong et Hines soixante ans plus tard. Voir, par exemple dans You and the Night and the Music, comment Charlap place fréquemment ses accords de soutien légèrement à contre-temps, jamais tout à fait là où on les attend, jouant à la fois « avec » et « contre » son partenaire. Peu de disques de ce genre dispensent un tel bonheur d’écoute.

Warren VACHÉ / Bill CHARLAP, 2gether. Nagel-Hayer 2011. La prise de son est splendide.


Lundi 19 juin 2006 | Dans les oneilles | Aucun commentaire


Chico Hamilton Quintet

Mystère de la mémoire musicale : pourquoi un disque qu’on a beaucoup écouté, puis qu’on a délaissé, revient soudain vous hanter de manière entêtante au moment le moins opportun ? Le bougre insiste - ça va, ça va, donne-moi deux minutes, le temps de te retrouver et de t’insérer dans le lecteur. La musique emplit l’espace, l’envoûtement renaît et ravive un bouquet de souvenirs. On s’étonne de l’avoir négligé si longtemps.

That Hamilton Man a été enregistré en deux séances à Hollywood, les 19 et 20 mai 1959. En ce temps-là le jazz dit west coast aime à expérimenter des combinaisons instrumentales inédites. Chico Hamilton a tenu les baguettes dans le quartet sans piano de Gerry Mulligan. Quelques années plus tard, il fonde sa propre formation, qui réunit un souffleur, un guitariste, un violoncelliste, une contrebasse et une batterie. Cet attelage singulier invente une musique aux séductions étranges et pénétrantes, au carrefour du jazz et de la musique de chambre : mariage intrigant de timbres et de couleurs auquel un Eric Dolphy débutant mais déjà martien ajoute le grain de folie de ses grands écarts harmoniques et de son lyrisme déchiré. Le disque est court, ses douze morceaux forment une manière de suite qui nous fait voyager dans une succession de climats. Ça s’écoute en boucle comme la bande originale d’un film imaginaire, en rêvant à l’ambre pâle des fins d’après-midi d’automne. Si Martial Solal n’avait pas composé le score « définitif » d’À bout de souffle, la pièce Champs-Elysées aurait pu servir de bande-son à la rencontre - la même année - de Belmondo et Jean Seberg sur la plus belle avenue du monde.

Conformément à l’usage qui consiste à foutre le souk dans les discographies, ce disque s’est appelé au fil de ses rééditions That Hamilton Man, puis Chico Hamilton Quintet Featuring Eric Dolphy, avant de se réincarner chez Freshsound sous le titre de Truth.


Dimanche 14 mai 2006 | Dans les oneilles | Aucun commentaire


Lew Tabackin

Pêché à la Médiathèque, un excellent live, très rollinsien d’allure. Tabackin est un musicien très sous-estimé, un saxo ténor au timbre granuleux, qui s’est forgé un idiome personnel au sein de la tradition royale qui va de Hawkins à Rollins, justement. De la carrure, du punch et un swing qu’on dirait inépuisables, de la finesse et de l’humour aussi. C’est également un excellent flûtiste, au son teinté d’orientalisme, et ce n’est pas une mince gageure, car cet instrument est rarement passionnant, dans la sphère du jazz tout du moins. La configuration en trio lui ouvre un espace de liberté qu’il investit avec l’assurance tranquille du vieux lion qui n’a rien à prouver. Hard-bop pugnace et stylé, solos parfaitement charpentés qui s’inventent pourtant dans l’instant, superbes entrées en matière, sans filet et sans accompagnement, où le thème est fouillé dans toutes ses possibilités harmoniques avant d’émerger, et c’est reparti, à trois, et puis à deux, grisants duos/duels sax-batterie. La prise de son ne rend pas entière justice à l’acoustique chaleureuse de L’Archiduc, mais le plaisir de jouer passe la rampe. Il est contagieux.

Lew TABACKIN, L’Archiduc, Round About Five. Avec Philippe Aerts (cb) et Félix Simtaine (bt). Igloo, 1996.


Mercredi 29 mars 2006 | Dans les oneilles | Aucun commentaire


Henry « Red » Allen

Une très chouette découverte. La réputation de Henry « Red » Allen (deuxième meilleur trompettiste de son temps après Louis Armstrong) n’est pas usurpée. L’influence d’Armstrong, qui régnait alors sans partage, est inévitable (quel musicien ne l’a pas subie en son temps ?), mais Allen s’en est tôt affranchie pour voler de ses propres ailes, en cultivant une excentricité dont les traits imprévisibles tiennent l’oreille en alerte. Il se produit ici en petite formation avec d’autres membres de l’orchestre de Luis Russel, en particulier le merveilleux tromboniste J.C. Higginbotham et un altiste épatant, Charlie Holmes, qu’on dirait le petit frère de Johnny Hodges. Tout n’est pas égal, c’est le revers des intégrales - et il faut notamment se farcir quelques chanteurs/trices catastrophiques. Mais il y a là-dedans une poignée de perles pleines de fraîcheur et de vivacité. Les quatre premières plages en particulier (It Should Be You, Biff’ly Blues, Feeling Drowsy et Swing Out) sont des petits chefs-d’œuvre, superbement conçus et exécutés.

Henry « Red » ALLEN and His Orchestra 1929-1933. Classics 540.


Dimanche 26 février 2006 | Dans les oneilles | Aucun commentaire