Les invisibles

Les films qu’on n’a pas vus occupent autant de place dans nos cinémathèques imaginaires que ceux qu’on a effectivement rencontrés. Qu’on n’a pas vus et qu’on ne verra peut-être jamais : tout ne sortira pas en dvd ; ce sont souvent des thrillers de série qui valaient pour un éclair, une trouvaille, un profil d’actrice, et leurs metteurs en scène, modestes faiseurs ou artisans capables, sont dépourvus de l’aura de l’« auteur » ou de l’artiste vaincu par le système qui assure redécouvertes, hommages et rétrospectives. Qui se soucie de Cornel Wilde, Hubert Cornfield, Jack Webb ou Robert Gist ? Adonc, rêvons du jour où un studio exhumera de ses fonds de tiroir The Naked Pray, See You in Hell, Darling, Pete Kelly’s Blues et tant d’autres croisés au détour d’un article ou d’une photographie jaunie. Liste à laquelle j’ajoute aujourd’hui Lisbon de Ray Milland, dont une notule anonyme d’un vieux Positif (n° 22, mars 1957) décrit ainsi la séquence d’ouverture :

Dans une villa luxueuse, Claude Rains se réveille. Il fait beau, les petits oiseaux chantent. Le héros caresse un chat voluptueux et magnifique, s’approche de la fenêtre, prend des graines dans une boîte toute prête et les sème sur l’appui. Les petits oiseaux s’approchent, mangent et gazouillent. Lors Rains saisit une raquette, écrase les volatiles, en prend un et, le tendant à son chat : « Breakfast ? »


Mardi 24 octobre 2006 | Dans les mirettes | Aucun commentaire


Braxton soliloque

En février 1972, quatre ans après le coup d’éclat de For Alto, Anthony Braxton enregistre à Paris une nouvelle série d’improvisations au saxophone alto. Il y poursuit l’exploration méthodique des ressources de son instrument, en termes de tonalité, de phrasé, de structures, d’harmonie et de textures sonores. Dans l’intervalle, le discours a gagné en sérénité, et moins encore que For Alto (dont le caractère de manifeste radical avait parfois quelque chose de démonstratif), on ne saurait réduire les neuf pièces ici réunies à des exercices de laboratoire. À cheval sur l’improvisation libre et la musique contemporaine, tantôt saturant l’espace sonore et tantôt jouant de la parcimonie et du silence, Braxton s’absorbe le plus souvent dans une introspection à la fois réfléchie et rêveuse, en un soliloque inspiré et captivant de bout en bout.

Anthony BRAXTON, Saxophone Improvisations Series F. Free America / Universal 087 345-2.

Youtuberie : Impressions (John Coltrane). Braxton (as), Chick Corea (p), Miroslav Vitous (cb), Jack DeJohnette (bt). Woodstock Jazz Festival, 19 septembre 1981.


Lundi 23 octobre 2006 | Dans les oneilles | Aucun commentaire


Cocktail Lautrec

La fête organisée pour l’inauguration d’une décoration de Vuillard chez Alexandre Natanson, dans sa fastueuse demeure du 60 avenue du Bois-de-Boulogne, est restée fameuse. Toulouse-Lautrec s’est chargé des cocktails. Le dessus de la tête rasé, il porte un gilet taillé dans le drapeau américain car l’invitation (lithographiée par lui et qu’on peut voir au Musée d’Albi) annonce « American and other drinks ». Maxime Dethomas le seconde au bar, un bar qui occupe tout l’appartement vidé de ses meubles. Sur les glaces sont inscrits au blanc d’Espagne les noms des consommations étranges offertes aux visiteurs. Les tableaux de la riche collection Natanson sont recouverts d’affiches vantant les grandes marques de spiritueux. Toute la nuit, Lautrec fabrique ses mélanges explosifs. Le premier, Édouard Vuillard, héros de la fête, tombe dans le coma éthylique. Pierre Bonnard choisit les breuvages d’après leur couleur et épuise tous les tons de sa palette : il finit ivre mort dans les lavabos. Félix Fénéon poursuit Mallarmé de salon en salon pour le convaincre d’ingurgiter une boisson maudite qu’il juge inoffensive. Lugné-Poe s’écroule en criant : « Allons travailler ! » Hors l’incorruptible Mallarmé et Tristan Bernard trop absorbé par l’entretien de sa barbe, l’hécatombe est totale. Lautrec aura réussi le plus nombreux massacre d’hommes distingués qu’on puisse inscrire dans l’histoire du maniement de l’alcool à des fins joyeusement meurtrières.

Noël Arnaud, Alfred Jarry. D’Ubu roi
au docteur Fautroll.
La Table ronde, 1974.


Lundi 16 octobre 2006 | Le coin du Captain Cap | Aucun commentaire


La sortie est au fond de l’espace

« J’ai toujours eu l’impression d’être en sursis ». La mort fut l’une des grandes obsessions de Jacques Sternberg, et si la sienne - survenue le 11 octobre - nous frappe d’une mélancolie particulière, c’est qu’il était de ces auteurs avec lesquels ses lecteurs nouent une relation affective très forte. Il suffisait d’imaginer cet automobilophobe convaincu circulant en Solex, l’éternel bonnet enfoncé sur la tête, ou barrant son dériveur (la voile fut, avec le jazz et l’écriture, la grande ivresse de sa vie) pour que la journée s’éclaire. Entre membres de la confrérie, on s’échangeait son nom comme un mot de passe, et tout sternbergophile a ressenti un petit frisson en mettant la main chez un bouquiniste sur un titre rare qui manquait à sa bibliothèque.

Né à Anvers en 1923, adolescent durant la guerre, Sternberg n’avait dû qu’à une circonstance inouïe d’échapper d’extrême justesse à la déportation ; l’absurde et l’humour noir se conjugueront toujours chez lui à une conscience aiguë du néant, et ce n’est pas pour sacrifier au goût de la formule qu’il titrera Vivre en survivant le meilleur de ses trois livres autobiographiques. Le thème concentrationnaire court en filigrane des Contes glacés : l’une de ses nouvelles les plus terribles raconte l’embarquement de la population terrestre dans des fusées interplanétaires qui ne partiront jamais, parce que ce sont des fours crématoires.

Établi à Paris à la fin des années 1940, Sternberg écrit comme un forcené, se voit refusé par tous les éditeurs avant de trouver preneur chez Minuit et Losfeld, survit grâce à des emplois dérisoires : emballeur, manutentionnaire, dactylo, rédacteur de circulaires… Ces dernières occupations lui permettent au moins d’écrire en douce en faisant semblant de répondre au courrier, et de ronéotyper clandestinement un fanzine, Le Petit Silence illustré. Il se vengera de ces années de vache maigre en concoctant un amusant Manuel du parfait secrétaire commercial et en parsemant son œuvre de notations drolatiques sur l’ennui de la vie de bureau, depuis son roman l’Employé jusqu’au scénario de Je t’aime, je t’aime qu’il écrira pour Alain Resnais [1]. Ce très beau film sur le thème du voyage dans le temps est un concentré de son univers. Claude Ridder, l’écrivain au désespoir souriant, lui ressemble comme un frère ; quant à Catrine, c’est la femme sternbergienne par excellence, celle qu’on verra reparaître dans le Cœur froid, Suite pour Evelyne et tant d’autres : mystérieuse et fascinante, en marge de tout, vivant au jour le jour à la façon des chats. Le misanthrope auteur de Toi, ma nuit cachait peut-être un romantique ; il aura en tout cas été un grand peintre de la rencontre amoureuse.

Sternberg occupe une place à part dans le paysage littéraire francophone. Il préférait l’insolite à l’introspection, la dérision à l’analyse psychologique. Il aura passé sa vie à mélanger les genres en mettant « de l’humour dans l’épouvante et du réalisme quotidien dans la science-fiction ». « Marginal dans des genres marginaux », le fantastique et la science-fiction ne l’auront intéressé que comme un cadre où faire passer sa vision acérée de l’absurdité du monde moderne et de la condition terrestre, son angoisse devant le cauchemar de la vie quotidienne. S’il a signé des romans torrentiels (Un jour ouvrable, qu’il préférait entre tous) et touché à tous les genres, du théâtre à l’essai et de la chronique au pamphlet, c’est dans le conte bref, avec chute implacable, qu’il aura donné le meilleur de lui-même (il en a signé près de 1500), raison possible de son audience longtemps confidentielle - dans la mesure où ce genre, très apprécié outre-Manche et outre-Atlantique, est peu prisé du lectorat francophone. C’est d’ailleurs du côté des anglo-saxons (de Roald Dahl aux humoristes du New Yorker) qu’il faut chercher sa vraie famille littéraire, et l’on songe à Fredric Brown en lisant cette impeccable nouvelle expresse qui ruine en une phrase la prétention du genre humain à se croire le centre de l’univers : « Quand les énormes insectes venus d’autre part virent pour la première fois des hommes de la Terre, ils notèrent, stupéfaits et très effrayés : ce sont d’énormes insectes. »

Le talent de l’écrivain ne doit pas faire oublier l’importance de son travail éditorial. Conseiller littéraire de la revue Plexus, directeur de la collection « Humour secret » chez Julliard, cheville ouvrière des anthologies « Planète » qui firent date (les Chefs-d’œuvre du rire, du crime, de l’épouvante, de l’érotisme, du dessin d’humour, etc.), passionné d’art graphique auquel il a consacré de superbes albums (le Tour du monde en 300 gravures, Un siècle de dessins contestataires), Sternberg a été l’artisan de redécouvertes majeures dans des domaines longtemps négligés par l’édition francophone. Si l’on trouve aujourd’hui James Thurber et Robert Benchley en collection de poche, c’est entre autres à lui qu’on le doit.

Sternberg reste lui-même un auteur à (re)découvrir. Folio et Labor ont réédité plusieurs de ses livres. Ouvrez-les : vous ne regretterez pas le voyage.

1. Le scénario a été publié chez Losfeld. Sa préface est un texte passionnant sur le fonctionnement concret de la création, le travail de longue haleine de scénarisation d’un film et la relation scénariste-metteur en scène.


Dimanche 15 octobre 2006 | Au fil des pages | 1 commentaire


Out of Nowhere

Warne Marsh est mort sur scène en 1987, alors qu’il interprétait Out of Nowhere. Une fin étrangement emblématique pour un musicien dont le timbre sans vibrato, aussi singulier qu’immédiatement reconnaissable, semble en effet surgir de nulle part, et qui aura passé l’essentiel de sa vie dans les clubs de jazz en creusant son sillon dans une tranquille indifférence aux modes. Disciple de Lennie Tristano, Marsh est l’un des rares saxos de sa génération à avoir contourné l’influence écrasante de Charlie Parker pour s’inventer un langage totalement personnel, dont les harmonies obliques et subtiles se déploient en longues volutes aériennes. Sa discographie restant on ne peut plus lacunaire, toute réédition est la bienvenue, et celle de Ne Plus Ultra (1969) tout particulièrement puisqu’il s’agit d’un des meilleurs disques de ce grand unsung hero de l’histoire du jazz.

De Lee Konitz à Pete Christlieb en passant par Art Pepper, Marsh a toujours affectionné le dialogue avec un second souffleur. Il trouve ici en l’excellent Gary Foster un coéquipier idéal. Leurs dialogues fugués où le ténor et l’alto se croisent, s’éloignent, se rejoignent et s’entremêlent sont merveilleusement grisants (cf. par exemple la superbe intro en apesanteur de You Stepped Out of a Dream). Le reste du programme comprend une poignée de chevaux de bataille sur lesquels Marsh a inlassablement improvisé toute sa vie, soit deux compositions de son maître Tristano, Lennie’s Pennies (sur les accords de Pennies From Heaven) et le toujours enchanteur 317 E. 32nd (dérivé, le revoici, de Out of Nowhere), et une pièce de son ex-partenaire Konitz, Subconscious-lee (réécriture de What Is This Thing Called Love), avant un grand morceau d’improvisation collective, Touch and Go (qui rappelle au passage que Marsh participa aux deux premiers morceaux free à avoir été gravés sur disque, Intuition et Digression, en 1949, avec Tristano). En brève coda, une Invention de Bach, où Marsh et Foster prennent congé sur un dernier canon qui est comme la quintessence de leur art : l’élégance et l’intelligence au service d’une émotion pure, filtrée de tout sentimentalisme.

Warne MARSH Quartet, Ne Plus Ultra. HatOLOGY 603.


Jeudi 12 octobre 2006 | Dans les oneilles | Aucun commentaire


Bons baisers de partout

De passage à Liège, B. envoie à ses amis des cartes postales anciennes de Saint-Malo achetées en vrac dans une brocante. J’aime beaucoup cette idée de cartes postales délocalisées.


Mercredi 11 octobre 2006 | Les loisirs de la poste | Aucun commentaire


Westlake (addendum)

À la riche salve westlakienne de l’année, il faut ajouter Mort de trouille, suspense récréatif qui fut écrit dans la foulée du Couperet, sans autre ambition de la part de Westlake que de (se) divertir, et qui y réussit fort bien. Point de départ classique : Barry et Lola s’aiment d’amour tendre mais tirent le diable par la queue. Ils décident de monter une escroquerie à l’assurance-vie en Amérique latine, où est née Lola, et où il sera plus facile de brouiller les pistes en achetant quelques complicités locales. Barry simulera une mort accidentelle et se planquera chez des parents, Lola rentrera aux États-Unis jouer les veuves éplorées en attendant le versement de la prime ; après quoi il ne restera plus à Barry qu’à revenir à New York sous une fausse identité. Le plan fonctionne comme sur des roulettes, et puis les ennuis se mettent à pleuvoir en cascade, lorsque le prétendu défunt, paumé dans un pays dont il ne maîtrise pas la langue, se retrouve avec à ses trousses un flic corrompu, un enquêteur des assurances flairant anguille sous roche - parce que le dossier est trop parfait - et ses dangereux crétins de cousins par alliance qui guignent une part du pactole et calculent que l’arnaque aura plus de chance de réussir si le faux mort le devient pour de bon. C’est léger, drôle et rondement mené, avec des rebondissements qui ne sont jamais tout à fait ceux qu’on anticipe : du travail de pro, où l’on mesure une fois encore la variété d’inspiration de Westlake et son talent à se couler dans la peau d’un personnage, en adoptant le niveau de langue conforme à son caractère, son éducation, sa situation sociale (comme le Couperet, Adios Schéhérazade, le Pigeon d’argile ou Un jumeau singulier, le roman est écrit à la première personne). Recommandé aux insomniaques et aux ferroviaires, pour reprendre la formule de Manchette.

Donald WESTLAKE, Mort de trouille (The Scared Stiff). Traduction de Natalie Beunat. Rivages Thriller, 2006, 241 p.


Mardi 10 octobre 2006 | Rompols | Aucun commentaire