Rue du Borrégo

Jacques Réda a souvent évoqué son attirance pour les rues ordinaires, sans attrait particulier, l’espèce de contemplation médusée qu’elles suscitent, voisine de l’idiotie. Dans leur charme insidieux se révèle une certaine vérité de notre rapport à la ville ; et il arrive parfois, au moment où l’on s’y attend le moins, qu’un détail d’apparence anodine nous y fasse mystérieusement signe.
C’est dans cet ordre d’idées qu’il consacre, dans Le vingtième me fatigue, un chapitre à la rue du Borrégo, élue à proportion de sa banalité, et qui m’est en effet apparue – le texte m’ayant donné l’irrépressible envie d’aller juger sur pièce – d’une absolue banalité.
J’ai retrouvé sans peine le bureau de poste au coin de la rue du Télégraphe, l’affreuse église Notre-Dame des Otages, les « insipides façades rectilignes », les impasses « décevantes », le « pavillon qui subsiste sous une avalanche de verdure sombre (il se cache, il croit qu’on ne l’a pas vu) », le « vieux massif d’habitations en brique d’un jaune grisâtre » ; mais plus de trace du minuscule terrain vague dont les « feuillages débordent au-dessus d’un mur où l’on a peint des poissons multicolores ». Un terrain vague pourtant « si petit, si peu exploitable qu’il est probablement de ceux qui maintiendront vivant encore pendant quelques années le souvenir de cette espèce urbaine en voie de disparition ». Six années auront suffi – le texte date de 2003 – à le faire disparaître. Mais peut-être suis-je passé à côté sans le voir ? Ou peut-être n’apparaît-il qu’à certaines heures ? Il faudra donc retourner rue du Borrégo.

Mystères de l’analogie, un immeuble de cette rue évoquait à Réda avec une absolue certitude la ville de Trieste où il n’a pourtant jamais mis les pieds ; j’en avais dit un mot ici.




Il y a sans doute un autre motif à mon attirance pour ces rues quelconques, et c’est dans une certaine mesure notre parenté. Je me vois souvent moi-même comme quelqu’un de très ordinaire, privé d’arcanes et de profondeurs […]. L’espèce d’affection que j’éprouve pour de telles rues serait donc en un sens fraternelle. J’irais retrouver auprès d’elles ma vraie famille, mon vrai climat. Ce qui s’explique moins bien est le sentiment d’obligation morale qui s’ajoute à cet attachement, qui peu à peu le supplante et peut-être à la longue en aura raison. Parce qu’il me persécute, me contraint à entreprendre des circuits démoralisants et – des jours comme celui-ci où je me transforme positivement en une rue endormie et banale de quartier mort – à chercher sur un plan quelle place j’occuperais dans l’indistinction de la ville, si j’étais fait plutôt d’espace que de temps.

Jacques Réda, Le vingtième me fatigue. La Dogana, 2004.


Mardi 31 mars 2009 | Pérégrinations | 3 commentaires


Ce qu’ils lisent

25 mars
Liège-Guillemins
- Quai n° 3, une jeune femme brune attend le train avec Acide sulfurique d’Amélie Nothomb.
Dans le Thalys Liège-Paris
- Une dame a posé à côté d’elle Ich bin dann mal weg de Hape Kerkeling.
- Assis côte à côte, une quinquagénaire à lunettes vertes design est plongée dans Revelation de C.J. Sansom, tandis que son voisin, la quarantaine un peu déplumée, lit Zwischen Freiheit und Bindung de Friedhelm Mennekes. Plus tard, il remettra son livre dans le filet devant lui, où il rejoindra un exemplaire à couverture rouge de Lenz de Büchner.
- Trois personnes potassent des guides touristiques de Paris.
- De nouveaux voyageurs embarquent à Bruxelles. Un monsieur à lunettes et cheveux blancs très courts sort de son sac le Dieu de demain de Neale Donald Walsch. Un barbu extrêmement nerveux entre lesté d’une copieuse thèse de doctorat dirigée par Jean Arlaud (ethnologue et professeur émérite) qui sera soutenue demain dans une université parisienne, et dont j’ai du mal à déchiffrer le titre : […] jeux : une formule enfantine (?). Il n’en parcourra guère que l’introduction, déjà annotée par lui de quelques traits dans la marge.
- En allant chercher un café-vendu-au-prix-du-caviar, je repère encore une lectrice de Jo Nesbø, un lecteur de Terry Goodkind, une lectrice de Carl Hiaasen, un lecteur du Guerrier solitaire de Henning Mankell, un exemplaire d’Anna Gavalda en traduction allemande posé sur une tablette (Zusammen ist man weniger allein), et trois ou quatre autres lecteurs. Une malheureuse jeune femme se trouve assise au milieu d’un groupe de trois personnes en pleine réunion de travail, ordinateurs portables ouverts sur les genoux, et tâche de se concentrer sur son livre : Eine Nacht… quelque chose.
Paris
- Ligne 9, direction mairie de Montreuil. Une femme aux cheveux châtain, à la mine défaite, les yeux très cernés, lit Tea Time for the Traditionaly Built d’Alexander McCall Smith. Elle descend à Havre-Caumartin. À cette même station monte une dame corpulente qui ouvre Un cadavre de trop d’Ellis Peters. Elle lit en remuant les lèvres.

26 mars
- Ligne 9, direction mairie de Montreuil. Trois lectrices dans le wagon, une brune et deux rousses. La brune est captivée par un roman fantastique (?), Twilight… quelque chose. La rousse n° 1 lit un roman russe dont le nom de l’auteur finit par «…kikov » ou « …kilkov ». Assise sur un strapontin, la deuxième rousse, plus âgée, est plongée dans Seconde Fondation d’Isaac Asimov.
- Ligne 2, direction Nation, une jeune femme assise dans un coin du wagon lit Mon Faust de Valéry. Elle descend à La Chapelle avec son sac tissé multicolore.
- Ligne 11, direction Chatelet, un quinquagénaire portant un coupe-vent de marin ouvert sur un pull jacquard paraît fort apprécier 1984 d’Orwell. Il sort à République.
- Ligne 9, direction Pont de Sèvres, un moustachu au visage pointu, coiffé d’une casquette, feuillette le dernier numéro de la revue XXI. Montée à Miromesnil, une baba cool s’assoit sur un strapontin et ouvre le Chat du Kimonov de Nancy Peña.

27 mars
- Ligne 4, direction Créteil, deux lectrices se font face, une brune et une blonde. La dame brune lit en remuant les lèvres. Assis un peu plus loin sur son gros sac, un jeune homme s’absorbe dans un manga.
- Près de Beaubourg, à la terrasse couverte du restaurant Le père fouettard, un homme termine son café en lisant un roman de James Patterson.
- Ligne 10, direction Austerlitz, un jeune homme très propre sur lui, à la peau de bébé, vêtu d’un improbable complet bleu qui paraît sortir du pressing, lit Tristes Tropiques de Lévi-Strauss. Il me rappelle Adam Sandler dans Punch Drunk Love. Plus loin, sur un strapontin, une jeune femme est plongée dans le roman de Hugh Laurie, Tout est sous contrôle. Ils descendent tous deux à Jussieu. Dans l’intervalle, à Cardinal-Lemoine, est montée une ameugnonnante jeune femme, qui ouvre Down and Out in Paris and London d’Orwell, dans l’édition Essential Penguin. La fine mouche descend à Austerlitz et prend la correspondance de la ligne 4, en direction de la Porte de Clignancourt.
- Ligne 8, direction Créteil, une dame à la chevelure épaisse et très noire faisant contraste avec son extravagant manteau de tissu éponge orange vif, se délecte manifestement des Désarrois de Ned Allen de Douglas Kennedy.

28 mars
- Sur le quai de la station Grands Boulevards passe une dame aux cheveux gris, vêtue d’un manteau noir, et tenant en main une pièce de Brecht publiée aux éditions de l’Arche.
- Ligne 4, direction Créteil, une jeune femme en talons hauts vient de commencer Belle du seigneur d’Albert Cohen. Elle sourit.
- Une jeune femme fait les cent pas à Saint-Michel sur le quai de la ligne C du RER en lisant la Petite Folie d’Alexandra Lemasson. Elle embarque dans la rame en direction de Versailles.

29 mars
- Dans le RER qui nous ramène de Saint-Quentin à Paris, une jeune mère tente de lire la Conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole. Elle est interrompue toutes les trente secondes par son bambin d’un an et demi qui joue avec une petite voiture.
- Sur le quai de la station Invalides, un homme poivre et sel, chaussures de montagnard et havresac au dos (on dirait une icône pour publicité exaltant la vie au grand air) lit le Dernier Coyotte de Michael Connelly.
- Deux lectrices côte à côte dans une rame filant en direction de Saint-Denis. La blonde peroxydée en ciré noir lit les Grands Maîtres des templiers d’Inès Nollier. La petite brune sérieuse, David Golder d’Irène Némirovsky.
- Ligne 4, direction Créteil, deux jeunes femmes en vis-à-vis. L’une est plongée dans le Dernier Templier de Raymond Khoury, l’autre range dans son sac Raison et sentiments de Jane Austen. Sur la banquette d’à côté, un monsieur moustachu portant des pantalons rayés blancs ouvre un petit livre d’initiation à la géopolitique qu’il lit consciencieusement, en remuant les lèvres presque mot à mot (c’est fou le nombre de gens qui lisent en remuant les lèvres).
- Un jeune homme descend l’escalier du métro Grands Boulevards en lisant un court Dostoïevski publié chez Babel. C’est si prenant qu’il s’arrête entre deux volées de marches pour terminer son chapitre.
- Ligne 8, direction Ballard. Une blonde menue descend à Opéra, tenant en main la Folle Allure de Christian Bobin. Un lecteur est assis sur un banc du quai, qui laisse passer la rame sans embarquer.

30 mars
- Un homme emprunte la rue de Chabrol d’un pas nonchalant, tenant un Folio à la main. Trop loin pour que je puisse lire le titre, et impossible à suivre avec mes bagages.
Dans le Thalys Paris-Liège
- Une blonde pincée lit Zimmer Nr. 10 d’Åke Edwardson.
- Posé sur une tablette, un exemplaire des Chroniques de l’oiseau mort de Haruki Murakami.
- Dans la voiture bar, une femme en pull rouge dévore un roman de Jean-Christophe Grangé.


Ce qu’ils lisent : carnet d’enquête.


Mardi 31 mars 2009 | Ce qu'ils lisent | 1 commentaire


Chambres


Hôtel Campanile, à Saint-Quentin en Yvelines, ville nouvelle dont l’architecture
pourrait être qualifiée de stalinienne post-moderne.



Mardi 31 mars 2009 | Chambres | 4 commentaires


Chambres


Retour rue de Montyon, chez la chatte Turbine.


Paris, fin mars 2009.


Mardi 31 mars 2009 | Chambres | Aucun commentaire


Combat naval

Communiqué de la salle des machines

L’équipage du Bathyscaphe fait ce qu’il peut pour entraîner ses lecteurs le plus loin possible des sentiers battus.
Le Bathyscaphe ne surfe pas sur la vague, d’ailleurs, le Bathyscaphe n’est même pas au courant.
Pour ceux qui ont encore de bons yeux, nous offrons des textes de longueur variable, et ce dans deux langues.
Pour ceux que la lecture ennuie, nous avons ajouté de belles images.
Enfin, pour ceux qui ne craignent pas les migraines, nos jeux raffinés vous permettent de tester vos connaissances.

Encore faut-il, pour cela, que nous trouvions de quoi remplir nos caisses. La vie étant ce qu’elle est ma bonne dame, figurez vous que l’imprimeur nous demande de l’argent pour imprimer, et que le facteur en veut lui aussi pour facter.

Voilà pourquoi nous organisons une grande soirée Bathyscaphoton, le lundi 13 avril 2009 à partir de 20 heures à la Sala Rossa (4848, boul. Saint-Laurent, Montreal) !

Il y aura évidemment à boire (et pas que de l’eau de mer), on pourra se procurer sur place des affiches à tirage très limité de Julie Doucet et Simon Bossé, et plusieurs musiciens seront de la partie :

- Sophie Trudeau
- Jérémi Mourand
- Geneviève Castrée
- Phil Elvrum
- Urbain Desbois et son orchestre
- et l’invité surprise : Gaston Sanchez et son accordéon magique

Le tout pour la somme de dix piastres à l’avance (places disponibles à la Casa del popolo) ou douze dollars à la porte.

Viendez trinquer avec nous à la santé des abysses !


Lundi 30 mars 2009 | Actuelles | 2 commentaires


Négociation

Ma recension de l’Art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation de Georges Perec, parue dans la revue Indications, est à présent en ligne ici.


Jeudi 26 mars 2009 | Au fil des pages | Aucun commentaire


La face cachée de Superman & autres grappilles

Joe Shuster fut dans les années 1950 l’un des illustrateurs anonymes de Nights of Horror, comics fétichiste et sado-maso vendu sous le manteau avant d’être interdit par le Sénat américain. Craig Yoe consacre un ouvrage à cette coupable activité du cocréateur de Superman - où fessées et flagellation voisinent avec voyeurisme et bondage, – et il tient un blog ici, d’où proviennent les images ci-dessus et dessous. Précision : je n’ai pas lu ce livre tout juste sorti des presses, mais ça titille ma curiosité.


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La graphiste Kimberly Glyder vient d’ouvrir un blog intéressant, Shelved Books. Elle y présente, pour chacun des livres sur lesquels elle a travaillé, les différents projets de couverture successivement refusés, jusqu’au projet finalement retenu. Instructif pour suivre et comprendre la genèse de la création d’une couv. Comme on peut s’y attendre, la couverture choisie est parfois moins intéressante que certaines propositions rejetées.

Et pour finir, deux belles couvertures signées Rodrigo Corral, comme on les aime : une idée visuelle simple et forte, qui s’impose immédiatement par son évidence. La seconde est particulièrement réussie (via The Book Design Review).


Vendredi 13 mars 2009 | Le monde du livre | Aucun commentaire