La transparence des choses
Lorsque nous nous concentrons sur un objet matériel, où qu’il se trouve, le seul fait d’y prêter attention peut nous amener à nous enfoncer involontairement dans son histoire. Les néophytes doivent apprendre à glisser au ras de la matière s’ils veulent qu’elle reste au niveau précis du moment. Transparence des choses, à travers lesquelles brille le passé !
Il est particulièrement difficile de ne pas crever la surface des objets donnés par la nature ou fabriqués par l’homme, objets inertes par essence, mais que la vie, insouciante, use beaucoup (vous évoquez, et fort justement, une pierre à flanc de coteau lestement foulée au cours d’innombrables saisons par des myriades de bestioles). Les néophytes s’enfoncent en fredonnant joyeusement et bientôt se délectent avec un ravissement puéril de l’histoire de cette pierre-ci, de cette bruyère-là. Je m’explique : un mince vernis de réalité immédiate recouvre la matière, naturelle ou fabriquée, et quiconque désire demeurer dans le présent, avec le présent, sur le présent, doit prendre garde de n’en pas briser la tension superficielle. Autrement, le faiseur de miracles inexpérimenté cesse de marcher sur les eaux pour descendre debout parmi les poissons ébahis. La suite dans un instant.
Vladimir Nabolov, la Transparence des choses
(Transparent Things, 1972).
Traduction de Donald Harper et Jean-Bernard Blandenier.
Fayard, 1979.
Rencontre au sommet
John Steed lit Tintin au Tibet : « A very bright little fellow », explique-t-il à un comparse. Cela se passe dans Man with Two Shadows (1963), l’un des bons épisodes de la période Cathy Gale.
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Addendum (août 2020)
Comme le signale Hrundi V. Bakshi en commentaire, Steed lit à quatre reprises un album de Tintin dans The Avengers, tantôt en traduction anglaise, tantôt dans l’original français lorsque les albums n’avaient pas encore été traduits. « Blistering Barnacles ! » (« Mille sabords ! »), murmure-t-il même avec un sourire approbateur à la lecture de The Secret of the Unicorn. Les trois premières occurrences ont lieu en salve rapprochée durant la période Cathy Gale, la dernière quelques années plus tard durant la période Tara King. Captures d’écran ci-dessous.
À qui doit-on la persistance de cet hommage, sur six années, alors que l’équipe des producteurs et des scénaristes se renouvelait sans cesse ? À Patrick Macnee lui-même ? C’est un mystère. On n’a pas même trouvé la réponse dans l’ouvrage ultra-complet de fan maniaque de Michael Richardson, Bowler Hats and Kinky Boots (700 pages composées dans un petit corps, sans une illustration, Telos Publishing, 2014).
The Golden Fleece (1963)
The Outside-In Man (1964)
Look (Stop Me If You’ve Heard This One) but There Were These Two Fellers… (1968)
Garbo au naturel
On avait aimé Cinquante Ans d’élégances et d’art de vivre (dont le titre original est plus simplement et plus joliment The Glass of Fashion). Cecil Beaton s’y révélait aussi bon portraitiste à l’écrit qu’avec son appareil-photo. Ce talent se retrouve dans les Années heureuses. Tout au plus l’écriture en est-elle un peu moins tenue, ce volume étant un extrait du volumineux journal de Beaton dont seule cette tranche a été traduite en français.
Les Années heureuses couvre la période 1945-1948. On s’y promène entre Paris, Londres, New York et Hollywood. On y croise Diana et Duff Cooper, Chaplin et Picasso, Cartier-Bresson et Jean Cocteau, Christian Bérard et Boris Kochno, Churchill et de Gaulle, Alexander Korda, Gertrude Stein et Alice Toklas, Edward James et Anita Loos. Beaton s’active entre ses travaux de photographe et d’ensemblier pour le théâtre et le cinéma, et tient même un petit rôle dans une production à succès de l’Éventail de Lady Windermere. Mais ses occupations professionnelles demeurent à l’arrière-plan de ces pages, dont l’objet principal est sa relation épisodique et compliquée avec Greta Garbo, pour laquelle il éprouvait une ferveur amoureuse évidemment platonique et néanmoins obsessionnelle. Il la dépeint fort bien au quotidien, aussi peu star et mondaine que possible, éprise d’indépendance et de frugalité, férue de jardinage, protégeant farouchement sa vie privée, tour à tour indécise et déterminée, fuyante et incroyablement présente, pleine de fantaisie et de légèreté dans l’improvisation de son emploi du temps, indifférente et même hostile au souvenir de sa carrière cinématographique qui, après la guerre, appartenait déjà au passé, mais aussi en proie à des sautes d’humeur imprévisibles, et pour tout dire insaisissable.
Un épisode au hasard. Beaton, tout à son obsession pour Garbo, s’est mis en tête d’aller voir en catimini à quoi ressemble son domicile hollywoodien, censément situé au 622 Bedford Drive. Il est atrocement déçu en découvrant la villa, d’un affreux mauvais goût. Comment son idole peut-elle vivre dans un décor pareil ? Par la suite, il découvre que cette maison est en réalité celle d’un vague dilettante, chargé de réceptionner l’énorme correspondance adressée à Garbo et de la lui faire suivre. Même à ses amis proches, Garbo ne donnait pas sa véritable adresse, si forte était sa manie du secret.
Beaton finit par localiser la vraie demeure de Garbo, située au 904 de la même avenue. Une maison blanche d’aspect sévère, flanquée d’un mur derrière lequel se devine un jardin où s’épanouit un grand magnolia en fleurs. « Lorsque je rentrai chez moi, je me sentis content d’avoir vu une maison appropriée à un si bel ermite. Je m’imaginais mon amie se retirant derrière le mur pour passer des jours et des jours à se cacher de tous, même de sa domestique. Cette image me rapprocha d’elle encore davantage. »
Cecil BEATON, les Années heureuses (The Happy Years, 1972). Traduction de Robert Latour. Les Belles Lettres, « Domaine étranger », 2020.
Greta Garbo photographiée par Cecil Beaton