Les Lumières de Lhomme

Né en 1930, Pierre Lhomme appartient à la génération de la Nouvelle Vague. Mais à la différence d’un Raoul Coutard, par exemple, son style n’est assignable à aucune école. Au contraire, sa filmographie embrasse le spectre entier du cinéma. Il a travaillé avec Jean-Paul Rappeneau et Philippe de Broca aussi bien qu’avec Alain Cavalier, Jean-Pierre Melville, Robert Bresson, Jean Eustache et Marguerite Duras. Il a navigué sans peine entre le classicisme de James Ivory et le style pop de William Klein, entre des superproductions internationales et des films en chambre à micro-budget. Il a signé la photo esthétisante de Mortelle Randonnée et de la Chair de l’orchidée mais aussi l’image documentaire, en caméra portée, du Joli Mai – dont Chris Marker se montra si satisfait qu’il fit la surprise à son chef opérateur de le cocréditer de la réalisation du film. Toute sa carrière témoigne d’un refus des étiquettes, du désir de varier les expériences, d’une curiosité constante pour les innovations techniques, toujours au service de la vision du metteur en scène : « Je ne suis pas entré dans le cinéma par amour de l’image. J’ai fait de l’image par amour du cinéma. »

Les Lumières de Lhomme se présente comme une biographie professionnelle, à quoi se mêlent un exercice d’admiration et un témoignage d’amitié qui évitent l’hagiographie. Luc Béraud a su trouver la bonne distance pour parler d’un grand technicien dont il fut l’ami proche et parfois le collaborateur, notamment sur le tournage de la Maman et la Putain. S’il s’inclut dans son récit, ce n’est pas pour se mettre en avant aux dépens de son sujet, mais par honnêteté de narrateur-témoin assumant sa place et son implication dans ce qu’il raconte. Étant lui-même du bâtiment (scénariste, premier assistant, réalisateur), Béraud apporte des renseignements très concrets sur les étapes de la fabrication d’un film, ses contraintes logistiques et sa réalité humaine, l’alliage d’inspiration, de compétence et de débrouillardise indispensable pour mener à bien une telle entreprise (tourner un film, c’est affronter l’aléa). Il se montre en outre excellent pédagogue pour parler technique en évitant la technicité, qu’il s’agisse de la puissance en kilowatts d’un projecteur ou de la sensibilité d’une pellicule. Il propose enfin des éléments de réflexion sur les rapports entre la lumière, le cadre et la construction du sens par la mise en scène. En le lisant, on comprend mieux le rôle nodal du chef opérateur. À l’intersection de l’équipe artistique et de l’équipe technique, le chef op est cette personne qui élabore avec le metteur en scène le style visuel d’un film, rassure avec une bonne dose de psychologie la vedette sur l’éclairage de son meilleur profil et discute matériel avec son chef électricien (poste dont on découvrira l’importance méconnue). Au-delà de la carrière de Lhomme, le livre de Béraud apporte un regard enrichissant sur cinquante ans de cinéma, envisagés sous l’angle de l’éclairage et de la photographie. Sa nature hybride de biographie, d’essai et de récit personnel lui octroie une place à part, à côté du livre richement illustré d’Henri Alekan (Des lumières et des ombres) et des mémoires de Nestor Almendros et de Raoul Coutard.

Luc BÉRAUD, les Lumières de Lhomme. Actes Sud, 2020.




Le bon docteur Pozzi

L’Homme en rouge est un de ces livres comme Julian Barnes sait les réussir. Il ne s’agit pas d’une biographie exhaustive à l’anglo-saxonne, encore moins – heureusement – d’une biographie romancée ; mais d’un essai biographique progressant sans souci ferme de la chronologie par approches et reprises successives, par apparents vagabondages qui finissent toujours par reconduire au sujet, tout en menant une réflexion sur les limites de l’exercice biographique. La figure centrale en est Samuel Pozzi (1846-1918), père de Catherine, grand chirurgien et grand séducteur, pionnier de la gynécologie (son manuel faisait encore autorité dans les années 1930) et de la modernisation des hôpitaux, « un homme sain d’esprit dans une époque démente ». Autour de cet homme de progrès gravite une constellation de personnages et de motifs de la mal nommée « Belle Époque » : Sarah Bernhardt, Barbey d’Aurevilly, Oscar Wilde, Proust, Degas, Gustave Moreau, Huysmans, Jean Lorrain, Robert de Montesquiou et les affreux Goncourt, le dandysme, la manie des duels, l’affaire Dreyfus, l’essor de la presse, les échanges culturels franco-britanniques. L’iconographie du livre (portraits par Sargent, Boldini, Ingres, Singer, Whistler ; diverses photographies ; merveilleuse collection de vignettes des Célébrités contemporaines qui étaient vendues avec les tablettes de chocolat Félix Potin) est bien plus qu’une illustration. Elle en est partie prenante. C’est la découverte du portrait de Pozzi par Sargent qui, en donnant à Barnes l’envie d’en savoir plus sur le sujet portraituré, enclencha l’écriture. Régulièrement, la description commentée des images vient nourrir et relancer le récit, en suscitant au passage une réflexion sur l’art du portrait concomitante aux remarques sur l’entreprise biographique. (Barnes, rappelons-le, a consacré un excellent recueil d’essais à la peinture française, Keeping an Eye Open / Ouvrez l’œil !) Enfin, pour qui a lu, sur la période, des auteurs exclusivement français (Philippe Jullian, Hubert Juin, Jean Borie, François Caradec…), le regard d’un Anglais francophile, regard extérieur, informé, sympathique et lucide, apporte un point de vue neuf, légèrement décentré, qui enrichit la connaissance de l’époque fin de siècle.

Julian BARNES, l’Homme en rouge (The Man in the Red Coat, 2019). Traduction de Jean-Pierre Aoustin. Mercure de France, 2020.


Mercredi 11 novembre 2020 | Au fil des pages | 1 commentaire


Limites de la taxonomie

Dans un entretien datant de 1942, Nabokov illustre des considérations sur les limites de la taxonomie au moyen de l’anecdote suivante (réelle ? inventée pour les besoins de la démonstration ?). À Londres, en route pour les bureaux de son éditeur où il allait déposer la version finale de son précieux manuscrit – un guide exhaustif des scarabées de Grande-Bretagne – un entomologiste avisa, sur le trottoir, un scarabée d’une espèce inconnue. Sans hésiter, il l’écrasa du pied. Ainsi, son ouvrage redevenait complet.

 

Source : Martin Latham, The Bookseller’s Tale. Particular Books, 2020.


Jeudi 5 novembre 2020 | Grappilles | Aucun commentaire