Poétique de la citation

J’en étais arrivé à devenir un artiste citeur parce que précisément, très jeune, je n’arrivais pas en tant que lecteur à aller au-delà de la première ligne des livres que je m’apprêtais à lire. J’étais tellement handicapé parce que les premières phrases des romans ou des essais que j’essayais d’aborder s’ouvraient pour moi à trop d’interprétations différentes, ce qui m’empêchait, compte tenu de l’exubérante abondance de sens, de continuer à lire. Ces obstacles que, par bonheur, j’ai commencé à perdre de vue vers l’âge de dix-huit ans, furent sûrement à l’origine de ma passion ultérieure à accumuler des citations – plus il y en avait, mieux c’était –, une nécessité absolue d’absorber, de rassembler toutes les phrases du monde, un désir irrésistible de dévorer tout ce qui se mettait à ma portée, de m’approprier tout ce dont, dans des moments de lecture propice, j’envisageais de faire mon miel.

Dans ce désir d’absorber ou de glisser dans mes archives toutes sortes de phrases isolées de leur contexte, je suivais le diktat de ceux qui disent qu’un artiste assimile tout et qu’il n’en est pas un seul qui ne soit influencé par un autre, qui ne prenne chez un autre ce qu’il peut si le besoin s’en fait sentir. Absorber, absorber, et avant tout fuir les heures noires ou amères : telle était ma devise quand j’ai commencé à me libérer du problème des obstacles apparaissant dans les premières phrases des livres.

Enrique Vila-Matas, Cette brume insensée
(Esta bruma insensata, 2019).
Traduction d’André Gabastou.
Actes Sud, 2020.


Mardi 2 février 2021 | Grappilles |

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