Cinquante-cinquième et cinquante-sixième épisodes de la saga du 87e district d’Isola, le Frumieux Bandagrippe et Jeux de mots confirment l’intérêt d’Ed McBain pour les jeux de langage (cf. par exemple le Dément à lunettes). Cet ingrédient fait d’ailleurs l’attrait principal de ces deux romans qui m’ont paru dans l’ensemble assez plats.
Onze ans après Poissons d’avril, Jeux de mots voit le retour du Sourdingue, qui est aux flics du 87e ce que Moriarty fut à Sherlock Holmes. Ce plaisant psychopathe aime, à la façon du Riddler de Batman, annoncer les coups qu’il mijote par l’envoi d’une série de messages sibyllins. Fidèle à sa tactique, il engage ici une nouvelle guerre des nerfs avec Steve Carella et ses collègues en les bombardant de citations tirées du théâtre de Shakespeare et de messages cryptés à base d’anagrammes et de palindromes – obligeant les inspecteurs du 87e à se muer en déchiffreurs d’énigmes d’autant plus retorses qu’elles pointent vers plusieurs pistes à la fois. Le spectacle de ces flics très inégalement futés confrontés à des devinettes littéraires de haut vol est plutôt réjouissant ; par ailleurs j’ai toujours eu un faible pour le Sourdingue, que McBain parvient à rendre réellement inquiétant sans forcer la note (on sent que ce type est capable de tout). Et, comme disait Hitchcock, « plus réussi est le méchant…» Reste que ce roman sans climax s’effiloche insensiblement – peut-être parce que Carella y est le plus souvent condamné à l’attente et à l’inaction.
Quant au Frumieux Bandagrippe, il narre le kidnapping de la jeune chanteuse Tamar Valparaiso, enlevée devant cent personnes sur le yacht où se déroule la soirée de lancement de son premier disque – dont la chanson-titre n’est rien autre que le poème Jabberwocky de Lewis Carroll :
Il briguait ; slictueux, les tôves
Giraient et gimblaient sur les loignes ;
Mimeux étaient les borogoves,
Et la molmerase horgripait 1
…
Un rapt, c’est tout bon pour la promo ça, coco. Aussi, tandis que Carella et les autres mènent l’enquête (avant de se faire piquer l’affaire par le FBI), le producteur de Bison Records se frotte les mains. Bien sûr il craint pour la vie de sa prometteuse découverte, mais enfin : les JT font leurs choux gras du kidnapping, les radios diffusent Bandagrippe à satiété, les disques s’arrachent comme des petits pains. La chanson devient un fait de société et chaque « expert » y va de son exégèse. Des militants de la cause des Noirs jugent le clip raciste. Pour les féministes, il ne fait aucun doute que le texte de ce monsieur « Lewis qui ? » est une apologie du viol. McBain prend un malin plaisir à railler le cynisme du marketing show-business, la fabrication de la célébrité, les emballements médiatiques et la sottise politiquement correcte.
Ce qui est amusant, c’est que la pratique carrollienne du mot-valise se met à contaminer la narration : « La brigade était plus que perturbée, on pouvait même dire qu’elle était totalement… éberlourdie. […] – Une petite brigade merdique du nord de la ville, grommela-t-il, visiblement ulgacé. » Ce qui est dommage, c’est que McBain emploie le procédé au petit bonheur de la chance, quand il y pense dirait-on – d’où le sentiment d’une belle idée mal exploitée. Cela dit, le parallèle entre l’histoire du bandagrippe et le destin de la chanteuse connaîtra un point d’orgue tragique (impossible d’en dire plus), avant un retournement final malheureusement prévisible.
Dans l’un et l’autre livre, McBain panache comme à son habitude l’enquête principale avec plusieurs sous-intrigues dévolues aux problèmes personnels des flics du 87e (qui présupposent une certaine familiarité avec la saga pour être pleinement goûtés). L’ennui est que ces fils parallèles restent parallèles, justement (il aurait été plus intéressant qu’ils recoupent la trame principale), que les personnages secondaires sont pour le moins schématiques, et que les déboires sentimentaux et familiaux des personnages récurrents de la saga relèvent ici d’une dramaturgie de téléroman. Enfin, l’arrière-plan social, qui fonde l’ambition balzacienne de ce vaste cycle romanesque édifié durant un demi-siècle, a pratiquement disparu. Bref, ça se laisse lire grâce au métier de l’auteur, mais on a globalement l’impression que la routine a pris le pas sur l’élan et l’invention.
1 Traduction de Robert Benayoun (Anthologie du nonsense. Pauvert, 1959). Le poème figure au premier chapitre de De l’autre côté du miroir.
Ed McBAIN, le Frumieux Bandagrippe (The Frumious Bandersnatch) et Jeux de mots (Hark!). Traductions de Jacques Martinache. Presses de la Cité, 2005 et 2006, 319 et 326 p.
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