Le langage du sourd

Roman plaisant, plus réussi que le précédent Lodge consacré à Henry James, moins enlevé que la trilogie de Rummidge, qui reste le chef-d’œuvre de son auteur. Cela n’a échappé à personne, le titre original, Deaf Sentence, recèle un jeu de mot intraduisible. La « sentence du sourd » équivaut à une sentence de mort — death sentence —, de mort sociale pour commencer. C’est que là où la cécité suscite la compassion, la surdité prête à rire, en plus de provoquer l’exaspération des proches. Plus profondément, confie Desmond Bates à son journal, « la surdité est une sorte d’avant-goût de la mort, une très longue introduction au long silence dans lequel nous finirons tous par sombrer ». La surdité comme avant-goût de la mort ; la mort des autres (celle d’une première épouse, celle à venir d’un père tout aussi sourdingue glissant sur la pente de la sénilité) comme avant-goût de la sienne propre. En contrepoint comique, quelques déboires avec une étudiante cinglée qui prépare une thèse sur le style des lettres de suicidés (élément dont le potentiel reste cependant sous-exploité). En point d’orgue aux soucis tout relatifs de Bates, une visite à Auschwitz et Birkenau — c’était risqué, mais Lodge trouve le ton juste. Tous les fils thématiques de la tapisserie se croisent : l’auteur de l’Art de la fiction est un vieux pro de la narration, comme en témoigne aussi sa maîtrise des glissements de la première à la troisième personne.

Mais revenons au titre du livre. Un jeu de mot peut en cacher un autre. Sauf ignorance de ma part, on a moins prêté attention à la polysémie du mot sentence : condamnation ou, tout simplement, phrase. Deaf Sentence, c’est aussi la phrase sourde, voire la phrase du sourd (the deaf’s sentence). Or, il se trouve que Bates est un professeur de linguistique à la retraite. Son métier est précisément de décortiquer les phrases, le langage et les situations de communication. Et, parmi les morceaux les plus réussis du roman, figurent ceux où Desmond, par automatisme professionnel, analyse en linguiste les répercussions de sa condition de dur de la feuille sur sa vie mondaine, conjugale et familiale, les malentendus qu’elle engendre ou qu’elle amplifie. Les moments où un quiproquo infime dégénère en mini-drame domestique entre père et fils ou mari et femme qui ne s’entendent pas parce qu’ils ne parlent pas tout à fait le même langage.

Je m’en vais hasarder une généralisation outrancière, mais tant pis. Une des forces de la fiction anglo-américaine (écrite ou filmée), c’est que les personnages y sont généralement pourvus d’une profession — qu’ils exercent de manière crédible. Elle détermine des idiosyncrasies, un certain tour d’esprit, une manière d’être au monde et d’agir ; elle contribue à leur incarnation tout en ayant des répercussions sur l’intrigue. Paradigme : le professionnel hawksien (qui n’est, à la limite, rien d’autre que son métier). Une des faiblesses fréquentes de la fiction francophone (surtout filmée), c’est que les protagonistes y sont affublés d’une occupation vague (quand ils en ont une), sans incidence apparente sur leurs fins de mois, leur emploi du temps ou leur vision du monde — d’où qu’on se demande notamment, au prix du mètre carré, comment ils payent le loyer des appartements où les chefs-décorateurs s’obstinent à les loger.

David LODGE, la Vie en sourdine (Deaf Sentence). Traduction d’Yvonne et Maurice Couturier. Rivages, 2008, 414 p.


photo Morena


Mercredi 8 octobre 2008 | Au fil des pages |

14 commentaires
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Votre dernier paragraphe m’a arraché un “Bon sang, mais c’est bien sûr !” qui a fait trembler les vieux murs de mon bureau. Il faudrait voir de quand date le phénomène…

Commentaire par AdoréFloupette 10.09.08 @ 11:33

Farpaitement!
Rien de plus inssuportable qu’un film parisien où un jeune couple (elle est assistante de mise en scène dans une compagnie de danse, lui est chargé de cours à Nanterre), s’arrache les cheveux dans un 150 mètres carrés avec vue sur le Trocadéro.
Votre “généralisation outrancière” est donc d’autant justifiée cher maître, qu’elle est tout à fait fondée. C’est au contraire une fine remarque.

Commentaire par antoine 10.09.08 @ 5:48

Qu’ajouter à cette lucide observation ? Je me souviens du Professionnel (je crois), où Belmondo, inspecteur de police, habitait le 150 m2 dont parle Antoine, avec tableaux de maître et commodes Boulle. Tellement absurde que le scénario le justifiait d’une façon parfaitement alambiquée (dans mon souvenir en tout cas, et je n’ai aucune envie de revoir ce navet pour en vérifier l’acuité…) À comparer aux deux pièces cuisine minables d’un Harry Callaghan ou d’un Lew Harper…

Commentaire par ASH / Visage vert 10.09.08 @ 8:24

Antoine :
On pourrait néanmoins me renvoyer un paquet de contre-exemples dans les gencives.

Adoré Floupette (vive les Déliquescences !) :
Le phénomène pourrait dater des années 1980 : influence de l’esthétique publicitaire sur le cinéma, mode des lofts, succès et postérité de Diva. Pour être honnête, le cinéma américain ne fut pas épargné.

ASH :
Cela fait toujours plaisir de voir citer Harper, film que j’aime beaucoup, un peu oublié aujourd’hui.

Commentaire par th 10.10.08 @ 1:33

J’ai vu Harper il y a quelques jours, extrait d’un beau coffret Paul Newman qui comprend également Le gaucher, Pocket Money, The Drowning Pool (Harper n°2) et quelque autres films. Harper est très plaisant, avec dix premières minutes de pur bonheur newmanien, un beau sens de la couleur, et un grand trio d’actrices — Bacall, Shelley Winters et Janet Leigh (le monde m’agace à chanter les louanges d’Audrey Hepburn, sans jamais un mot pour les grands yeux sombres de Janet Leigh.)

Commentaire par ASH / Visage Vert 10.10.08 @ 1:41

Dans le genre cuisine minable, il y a aussi celle du Marlowe de Altman, dans The long Goodbye (dont on pense ce qu’on veut, par ailleurs). On y voit, si ma mémoire est bonne, Eliott Gould à court de café récupérer dans sa poubelle un vieux filtre plein d’une mouture qu’on imagine moisie et puante. Tout est dit.
En fait, ce qui est passionnant dans votre remarque, ce n’est pas tant le volet immobilier que le volet professionnel. Je pense qu’à partir des années 70, le travail était considéré comme un truc sale, asservissant, etc., de nombreux romanciers français ont commencé à évacuer la chose.
Tiens, l’autre jour, j’ai trouvé un Stols à 10 €, sur un marché (Léon Daudet)…

Commentaire par AdoréFloupette 10.10.08 @ 9:26

J’y ai pensé également, à Marlowe. Mais l’appartement ressemble presque à celui de mon oncle (au passage, il y a encore dans Mon oncle une observation judicieuse des habitats…). Les Japonais sont également très fins sur cette question — plus que nous en tout cas.

Commentaire par ASH / Visage vert 10.10.08 @ 12:07

Audrey Hepburn, Janet Leigh : faut-il choisir ? Quant à la deuxième, j’ai revu récemment My Sister Eileen, toujours aussi euphorisant. Et pour son beau regard sombre, j’ai toujours en tête un plan rapproché dans la scène du train de The Mandchurian Candidate.

La scène du filtre à café se trouve au tout début de Harper, si ma mémoire est bonne (pas revu le film depuis une douzaine d’années ; ASH pourra confirmer). Au début du Privé, on voit plutôt Elliott Gould nourrir son chat (très affamé et très impatient).

D’accord quant au refoulement du travail, mais je daterais plutôt cela des années 1980 : triomphe de la branchitude, des paillettes et du strass, autolégitimation de la pub, tandis que Reagan et Thatcher privatisent et dérégulent à tout va et que la phynance prend le pouvoir. Le monde du travail est encore bien présent dans le cinéma des années 1970, américain et français. Un grand film sur le sujet, très drôle et très noir, c’est Moonlighting de Skolimowski (1982), qui conjoint justement la question professionnelle et la question immobilière.

Que vaut The Drowning Pool ? Tavernier et Coursodon le qualifient de «totalement somnolent ».

Commentaire par th 10.10.08 @ 12:37


Merci, chère !

Commentaire par th 10.12.08 @ 4:46

Je pense que la fiction américaine met en scène de vraies professions parce que les écrivains anglo-saxons ont le choix de préférer aux bourses d’écriture, valable pour les débutants, le fait d’avoir un vrai métier en relation avec leur spécialité. Ainsi, et pas seulement aux USA mais également au Mexique ou… en Flandre, on les considère comme dignes de donner des cours de creative writing dans les universités, par exemple, le genre de chose qui n’existe pas chez nous. Partant, ils se considèrent, dans leur travail d’écriture même, comme des professionnels. Dans les pays francophones, le travail (d’écriture) est à la fois magnifié (symboliquement) mais ne mérite pas salaire : les revues vous réclament des textes mais ne vous rémunèrent pas, on vous prie de faire des conférences gratuites, des textes gratuits pour soutenir telle ou telle cause (mais on paie l’imprimeur),etc. on est bien loin des fortunes payées pour les nouvelles du New Yorker. Tout travail mérite salaire, ceux d’entre nous que leur tempérament pousse à une vie “en marge de la vie” trouveront plus de “reconnaissance” (l’argent en faisant partie) à faire des travaux rédactionnels de commande payés à la ligne que de tenter et se hisser - à quel prix - au nombre des écrivains qui parviennent à vivre de leur oeuvre. Le système des résidences d’auteurs (qui consiste à entretenir un auteur pendant un certain temps pour qu’il écrive dans un lieu souvent idyllique) me semble déconnecté et irréel, par contre les bourses de recherche ou de voyage, comme pour les scientifiques, oui, si le projet en vaut la peine. Kafka avait un “vrai” métier, Bohumir Hrabal aussi, plusieurs même, Conrad aussi, il n’y a donc pas que les Américains. Curieusement tous ces beaux raisonnements sur la nécessité d’un “vrai métier” pour la construction d’un protagoniste ne marchent pas pour les romans érotiques, qui doivent, à mon avis, se situer dans un lieu symbolique, clos, qui ressemble à un piège, à une prison, cabine téléphonique (Nougé) ou “château fermé” (Mandiargues, Sade), toute irruption du “réel”, du métier, des fins de mois, brisant le rêve. La parenthèse érotique, est une drogue magique, pour autant que la vie, alentour, soit solidement structurée, prison ou métier, après tout Nougé était médecin, si je ne me trompe, c’est même, à mon avis, ce qui donne à ses descriptions “érotiques” leur caractère fabuleusement clinique et donc leur pouvoir d’émotion.

Commentaire par Caroline Lamarche 10.16.08 @ 10:04

Grand merci pour ces très intéressantes remarques.

La mienne n’avait rien de prescriptif. Je ne crois pas avoir écrit qu’il était nécessaire (i.e. obligatoire, ou même souhaitable partout et toujours) qu’un personnage soit pourvu d’une profession en bonne et due forme pour « exister ». Je suis néanmoins frappé par la constance de cet élément dans la fiction anglo-saxonne. Mais ce qui m’intéresse plus encore, c’est comment cette profession conditionne en partie la manière d’être au monde du protagoniste, et comment son exercice s’articule à la conduite de l’intrigue, ce qui en renforce la cohérence. Pour prendre un exemple non anglo-saxon, le héros du beau roman de Saramago, Tous les noms, ne pouvait être qu’un petit fonctionnaire de l’État-civil.

Au surplus, ladite remarque concernait un certain type de fictions ressortissant au régime dit « réaliste » (avec tous les guillemets qui s’imposent), ce qui est le cas du roman de David Lodge. Elle n’a en effet aucune pertinence pour les romans érotiques [1] ou les « romans-contes » (l’Enchanteur de Lise Deharme ou encore… Karl et Lola), ce qui est au fond la même chose.

1. Qui n’ont cependant pas tous besoin d’un lieu clos pour installer un sentiment de parenthèse enchantée : cf. par exemple Qu’est-ce que Thérèse ? de José Pierre ou la Salive de l’éléphant de Charles Duits.

Commentaire par th 10.16.08 @ 11:37

Moi, j’ai le souvenir - qui ne m’a jamais quitté - du petit appartement (la cuisine, surtout; et d’ailleurs il me semble qu’on ne voit pratiquement qu’elle)d’Alain Delon dan “Le Samouraï”; Ton verdâtre des armoires murales au dessus d’un évier douteux; l’oiseau dans sa cage et, bonheur, le moment où il va chercher, en haut d’un meuble, la cartouche de Gitanes, de ce beau bleu disparu, pour en extraire un paquet, puis une cigarette, qu’il allume avec délectation. C’était au début des années soixante. J’avais décidé d’arrêter de fumer depuis quelques semaines. En sortant du cinéma, je me suis acheté un paquet de Gitanes et j’ai délicieusement “replongé” pour ne plus jamais m’arrêter. Etonnant, non ?

Jean-Pierre L.

Commentaire par Jean-Pierre L. Collignon 12.03.08 @ 5:17

Bonjour a tous,

Mon fils connaît une surdité profonde et je me sens un peu démunie. J’essaie de me renseigner via le net en ce qui concerne les solutions existantes, j’ai vu quelques sites comme http://www.envoymedical.fr/ par exemple, quelqu’un pourrait il me donner des conseils?
J’ai vu qu’il existait des Prothèse auditive interne je cherche quelqu’un ayant subi cette opération pour me renseigner davantage.
Je vous remercie d’avance.

Commentaire par fred 01.02.09 @ 2:51



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