Le format du blog invite à la citation courte, et donc à privilégier l’anecdote. Mais il y a bien autre chose dans cette correspondance qui se lit comme un journal intime. Par exemple, l’année 1916 est extraordinaire.
Il y a alors dix ans que Louÿs n’a rien publié d’important. L’écriture de son roman Psyché s’enlise, il ne le terminera jamais. À cette paralysie, plusieurs raisons : le perfectionnisme associé à un tempérament velléitaire qui lui fait abandonner en cours de route la plupart de ses projets, et dieu sait s’il en eut ; un mariage raté et des difficultés financières chroniques qui encouragent sa neurasthénie ; une passion de plus en plus vive pour les travaux d’érudition qui occupent désormais toutes ses nuits (car Louÿs, qui vit en reclus, lit et travaille la nuit et se couche à l’aurore) ; plus fondamentalement enfin, le dégoût croissant des mœurs éditoriales : de Mallarmé, l’auteur de Bilitis a hérité une extrême exigence ainsi qu’une « certaine conception de l’effacement de l’écrivain » peu en phase avec son temps, qui voit l’essor de la grande presse et la naissance du vedettariat littéraire 1.
Et en 1916, c’est le sursaut. Louÿs compose avec une rapidité surprenante le poème Ishti — qui paraîtra significativement sans nom d’auteur, tiré à un petit nombre d’exemplaires. Il s’attelle à formuler les principes de sa Poëtique, en quelques pages limpides et denses qui comptent plus que tout à ses yeux. À la même époque, un vers revient le hanter : « Ouvre sur moi tes yeux si tristes et si tendres… ». Il en cherche en vain la trace dans sa bibliothèque… pour découvrir avec stupéfaction qu’il en est l’auteur. C’est l’incipit d’un poème de jeunesse oublié, Pervigilium Mortis, qui magnifie son amour pour Marie de Régnier. Ce poème, il va le reprendre, l’amplifier et le retravailler sans relâche, sans se résoudre à y mettre le point final (le texte ne sera publié qu’après sa mort).
Les lettres quotidiennes qu’il envoie alors à son frère forment un journal de création où l’on suit pas à pas la genèse de ces œuvres, en particulier celle de Poëtique. C’est non seulement passionnant mais extraordinairement émouvant — à vrai dire, je ne me souviens pas d’avoir lu document aussi intense sur la lente élaboration d’une œuvre. Jour après jour, et quelquefois plusieurs fois par jour, Louÿs fait part à Georges de ses hésitations et de ses avancées, du scrupule infini avec lequel il pèse le choix de chaque mot, la place de chaque virgule. « Placer le mot : c’est écrire. » Parallèlement, il se ressource en relisant encore et toujours ses poètes de chevet, Virgile, Ronsard, Corneille, Racine, Hugo, Mallarmé — et cela donne des commentaires aussi lumineux que pénétrants sur le mouvement interne d’une tirade de Bérénice ou de Booz endormi, la scansion du vers dans les Bucoliques, la nécessité d’un rejet ou d’une allitération dans tel ou tel vers… Son oreille est imparable. On a le sentiment d’entrer avec lui au cœur du texte, dont le sens et la beauté s’éclairent et se déplient sous nos yeux. Le créateur, chez Louÿs, est indissociable du grand lecteur qu’il n’a cessé d’être (précurseur à bien des égards de ce que l’Université a baptisé depuis micro-lecture et critique interne des œuvres).
Les dix proses brèves de Poëtique tiennent en quelques pages. Elle lui auront demandé quatre cents heures de travail ; on ne compte pas moins de vingt-deux états successifs pour le seul fragment VII, qui est composé de huit phrases. C’est que, revenant à l’idéal symboliste de sa jeunesse, Louÿs a conscience de rédiger son testament spirituel. Ordonnés suivant une progression musicale, les dix morceaux de Poëtique condensent tout à la fois une technique et une morale de créateur, une réflexion, nourrie par la pratique, sur l’acte d’écrire et le fonctionnement de l’imagination poétique, énoncée en des termes qui retiendront l’attention de Segalen et de Breton. Celui-ci ne pouvait qu’être sensible à la foi réitérée de Louÿs en l’écoute du songe intérieur et en l’idée que « la trouvaille est poésie ». Çà et là, on jurerait même que Louÿs, tout attaché qu’il reste à la prosodie classique, annonce l’écriture automatique : « Qu’au murmure perceptible se penche l’esprit. Astreindre la volonté. Museler la raison. Prendre conscience de la voix supérieure. Écouter longtemps… Sans répondre. Découvrir que la Muse peut suggérer le son avant le mot, le rhythme avant la phrase ; et que sa dernière parole est sa première pensée. »
Poëtique parut dans le Mercure de France en juin 1916. Louÿs retoucha encore son texte pour le tiré à part, puis pour l’édition en plaquette chez Crès l’année suivante. Bien que dans une misère noire, il refusa tout droit d’auteur. « Le Mercure de France a triplé ses droits d’auteur à cette occasion. Je n’ai pas le sou, mais j’ai tout refusé. Je ne veux pas un centime pour ces pages-là. Je les offre à un éditeur en lui disant d’avance que ce sera “pour rien”. Tout ce qui m’émeut le plus est là-dedans. Je ne passe pas à la caisse après avoir dit Credo » (lettre du 3 juin 1916).
Mille lettres inédites de Pierre Louÿs à Georges Louis, 1890-1917. Fayard, 2002, 1316 p. Édition établie par Jean-Paul Goujon.
Pierre LOUŸS, Poëtique, suivi de lettres et textes inédits. Rééd. Librairie La Vouivre, 2001, 69 p. Avec une préface de Jean-Paul Goujon.
1. Qu’il répugne à se faire imprimer ne veut pas dire qu’il ne noircit pas du papier, au contraire. « Je ne pense que la plume à la main. » De fait, il accumule des notes et des dossiers sur les sujets les plus variés, car ses curiosités sont innombrables. Par ailleurs, la rédaction de lettres à des correspondants venus de tous les horizons, de même que la production clandestine de textes érotiques en nombre incalculable, relèvent chez lui d’une pratique quotidienne, aussi indispensable que la respiration. À sa mort, ce sont des quintaux de manuscrits qui seront jetés sur le pavé et vendus quasiment au poids par des héritiers indélicats.
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