Sur le terrain du langage, à présent, on n’est plus aux prises avec ces évolutions traditionnelles qui faisaient braire les passéistes. On n’a plus affaire à ces transformations qui venaient du peuple. Le galimatias de maintenant est fabriqué par les tristes élites de la politique et de l’économie, de la publicité et de l’intelligentsia, et, dûment concassé, il est constamment déversé par la télévision et les autres médias. Dans le même moment, le peuple se tait. (Le verlan actuel, dernière tentative pour ranimer un langage marginal, est, dans une large mesure, très vite capté par la novlangue médiatique. Et d’ailleurs le problème n’est pas ici que puissent encore vivre des langages marginaux, mais si une langue centrale, et notamment lisible par tous, peut survivre.)
On pourrait faire sourire en énumérant longuement des mots et expressions de la novlangue. Mais c’est leur combinaison (ou devrais-je dire combinatoire ?) qui fait un effet vraiment inquiétant. Combien de temps garderons-nous une parties de nos facultés de traduire, d’écrire, ou même de penser quand, de toutes parts, il est question des effets pervers d’un différentiel, de se situer dans une fourchette, de remettre sa copie sur le chantier (si !), de redistribuer les cartes aux partenaires sociaux — afin sans doute que la balle soit dans leur camp à l’horizon 2000, à moins qu’il ne s’agisse d’initier par là une remise à plat des indicateurs, ou des acteurs — bref, d’apporter sa pierre au débat ? (si ! si ! celle-là aussi, je l’ai lue).Jean-Patrick Manchette, « Traduc-tueur ? »,
Chroniques, Rivages, 1996.
Ces lignes datent de 1993. Elles sont encore plus vraies aujourd’hui. La radio et la télé en fournissent quotidiennement l’illustration. Les économistes tenant le haut du pavé, on ne s’étonnera pas qu’ils soient actuellement les principaux pourvoyeurs de ce néocharabia. Par exemple, on peut les tenir pour responsables de la mise en circulation récente du grotesque « impacter ». On devrait s’y faire et hausser les épaules, on n’y parvient pas — surtout le matin, quand nos défenses naturelles ne sont pas encore en place. La journée s’annonce radieuse, on reprend confiance en la vie, et soudain l’un de ces palotins vous gâche la première tasse de café en concluant sa critique du Rapport Machintruc d’un splendide : « Dans ce rapport, cette question n’est pas adressée. » Raaaah, le calque de l’anglais qui tue («to address an issue»). À cet instant j’ai rêvé d’être l’Homme élastique des Fantastic Four pour allonger mon bras jusqu’à la Maison de Radio-France et lui en coller une dans sa goule. À défaut, je me suis repassé la scène où Nanni Moretti envoie une baffe à une journaliste (Ma come parla ? Vous vous rappelez ?). Ça soulage.
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« Adresser » est vraiment ignoble.
Commentaire par AppAS 11.08.09 @ 4:02