En trompe-l’oeil


Introduite par un travelling circulaire, la spirale du générique, tandis que dans certains accents de la musique passe un souvenir fugace de Vertigo.

Dernière minute ! Diffusion ce soir à 20 h 35 sur Arte d’un Chabrol étrange et devenu méconnu, À double tour (1959). Pas revu depuis vingt ans, je me réjouis. Étude de mœurs et puzzle policier à points de vue multiples et à connotations œdipiennes1, premier Chabrol en couleur, première de ces peintures au vitriol d’une vieille bourgeoisie de province vivant en vase clos, par quoi le cinéaste assiéra sa réputation. Mais déjà le pseudo-réalisme chabrolien est dynamité par le baroquisme de la mise en scène2, le recours à l’outrance et au grotesque, envisagés comme une forme supérieure de la critique (ici, la prestation d’André Jocelyn, parfait dans les rôles de rejeton fin de race et dégénéré). L’excès, chez les personnages chabroliens, sert toujours de révélateur : il trahit les dérèglements de la comédie sociale, et dévoile les zones d’ombre impénétrables que recouvrent la sottise ou la médiocrité de certaines existences. De sorte que la verve du satiriste laisse deviner l’existence d’un Chabrol plus profond, hanté par de plus vertigineux abîmes. Fasciné comme on sait par la bêtise à l’égal d’un Flaubert, Chabrol l’est plus encore par la folie. Ce qui l’intéresse, ce sont les comportements dans ce qu’ils ont d’insondable, le glissement insensible de l’apparente normalité à la démence et au crime. De là son intérêt pour le meurtre, manifestation par excellence de l’incompréhensible, point de bascule qui survient le plus souvent sous la forme d’un passage à l’acte irrationnel (du coup de sang qui transforme un paisible mari trompé en assassin dans la Femme infidèle à l’acting out final de la Cérémonie). Des bouffées de rage, des accès de folie strient jusqu’à ses pochades les plus allègres (un seul exemple : Noiret étouffant un oisillon dans Masques en poussant un cri de bête). À travers la construction en trompe-l’œil d’À double tour et la présence obsédante du motif circulaire (escaliers en spirale, mouvements de caméra), ce qui se dévoile aussi, c’est le jeu des apparences trompeuses, signifié par l’abondance des vitres, des miroirs et des reflets3, qui sont autant d’invitations à méditer sur le piège des illusions, les puissances du regard et les ambiguïtés de la fascination.


Mise en scène chabrolienne : cadre dans le cadre, disposition des personnages dans l’espace comme des pions sur un échiquier, dont les places respectives traduisent visuellement le rapport de forces.

On a dit que le film était mal construit, tandis que je pense que c’est la construction qui fait sa beauté. Toute l’histoire tient en une journée. De huit heures à onze heures, deux intrigues parallèles. De dix heures à onze heures, on n’en suit qu’une, avant qu’un flash-back apprenne ce qui s’est passé dans l’autre, pendant cette heure. On revient à une intrigue unique pour l’après-midi, de deux heures à six heures. Puis un deuxième flash-back raconte les événements qui ont eu lieu de onze heures à midi. Dans le livre, le titre était justifié par une affaire de clé, un élément capital de l’énigme policière. Dans mon film, c’était le récit lui-même qui faisait un double tour. En outre, j’avais tourné avec beaucoup de mouvements circulaires. Le film devait représenter un cercle qui se dédouble sur lui-même.
Des spectateurs qui avaient aimé À double tour m’ont écrit. Une lettre m’est allée droit au cœur. Elle était signée d’une femme : « Monsieur, vous avez compris qu’il faut faire l’amour dans les champs de coquelicots… »

Claude Chabrol, Et pourtant je tourne…, Robert Laffont, 1976.


Mise en scène chabrolienne (suite) : le visage des personnages est redoublé à l’arrière-plan par leur reflet dans un miroir (encore un cadre dans le cadre !)

 

1. Spoiler !! André Jocelyn est maladivement amoureux de sa mère et Jacques Dacqmine, notait Gérard Legrand, rêve d’écraser les yeux de l’assassin de sa maîtresse en ignorant qu’il s’agit de son propre fils.
2. Qui s’est hélas bien assagie ces dernières années.
3. On notera aussi les nombreux plans hitchcockiens et les deux voyeurs de la séquence d’ouverture.


Jeudi 12 août 2010 | Dans les mirettes |

4 commentaires
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Ce titre de film me disait bien quelque chose… Je ne suis pas un inconditionnel de Charbol, loin de là (mon tort : n’avoir vu que quelques-uns de ses films récents, ce qui ne m’a pas du tout encouragé à en voir d’autres !). Mais il y a 3 ans, j’ai bossé sur un docu réalisé par André Labarthe, et consacré à Bernadette Lafont. Y figure un extrait de À double tour, dans lequel Bernadette L. est observée dans sa chambre, en petite robe d’été bleue, râlant contre “la patronne”. Je serai très curieux de voir le film en entier !

Commentaire par Sylvain/Kaonashi 08.13.10 @ 9:44

Salut Sylvain,

Travailler sur un film de Labarthe, quelle chance !
Avant de passer sa robe bleue, Bernadette Lafont fait un numéro impayable en bikini au cours duquel elle aguiche un voyeur et son petit ami le laitier (Mario David). On la reverra chez Chabrol, toujours dans son emploi de brunette délurée, dans les Bonnes Femmes et les Godelureaux (grand contraste avec la veuve blonde et infiniment lointaine qu’elle interprétera quelque trente ans plus tard dans Inspecteur Lavardin).
À la revoyure, certains aspects d’À double tour ont pris un coup de vieux, mais le film reste passionnant en tant que pur exercice de mise en scène.
De Chabrol, tu dois tâcher de voir au minimum les Bonnes Femmes et les grands films du tournant des années 1960-1970 : Que la bête meure, la Femme infidèle, le Boucher, Juste avant la nuit. Et puis l’étrange et beau Alice ou la Dernière Fugue.

Commentaire par th 08.13.10 @ 12:03

Cher… Toujours autant de plaisir que de passer en coup de vent fouiner un peu par chez toi. J’ai bien sûr, moi aussi, revu ce vieux film (oui, il a - un peu - vieilli mais c’est pas grave). Et je me suis re-régalé; j’adore Chabrol depuis que je suis tout petit (sic) et particulièrement son ex. Stéphane Audran qui me faisait un effet pas possible quand j’étais jeune homme. À la retraite depuis très peu, je n’en continue pas moins à suivre irrégulièrement les petits bijoux-genoux-hiboux que diffuse ARTE dans le cadre des années 60. Pour le reste… hé bien je te salue bien bas et j’espère que tout baigne de l’autre côté de la Meuse !

Commentaire par JPL Collignon 08.13.10 @ 4:10

Salut camarade,

Adolescent, Stéphane Audran dans les Chabrol des années 1960-1970 me faisait un effet boeuf aussi. Amitiés par-dessus la Meuse.

Commentaire par th 08.14.10 @ 8:52



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