Je ne croyais pas si bien dire en rapprochant intuitivement, à propos de Tinker, Tailor, Soldier, Spy, Alec Guinness/Smiley de Peter Sellers/Chance dans Being There. Visionnant un mois plus tard Smiley’s People (qui fait suite à Tinker…), j’ai eu la surprise de voir surgir un plan qui m’en a aussitôt rappelé un autre.
Alec Guinness dans Smiley’s People
Peter Sellers dans Being There
Évidemment, tout sépare Chance, le jardinier demeuré que tout le monde prend pour un sage, de Smiley, l’espion supérieurement intelligent (mais d’une intelligence non cérébrale, qui procède plutôt par lente imprégnation). Cependant, quelque chose les rapproche dans leur manière d’être au monde, qu’emblématisent ces plans où ils déambulent dans un parc arboré, silhouettes anonymes au parapluie, petits bonshommes perdus dans un décor trop vaste qui paraît sur le point de les absorber, de les néantiser1.
De Chance, Gérard Legrand écrivait qu’il est « séparé de tout le reste où pourtant il aspire à se fondre 2 » et l’on pourrait, mutatis mutandis, en dire autant de Smiley. Ce qui était vrai dans Tinker… (« Mais Smiley n’était plus là. Guillam n’avait jamais connu personne qui pût disparaître aussi vite dans une foule ») l’est davantage encore dans Smiley’s People. Vieil espion désormais à la retraite, Smiley y apparaît comme un homme à la marge, un dinosaure rattrapé par les fantômes de son passé, une survivance d’un autre temps dans un monde où la règle du jeu a changé. Les nouveaux chefs du Cirque ne l’ont rappelé, contraints et forcés, que pour étouffer une sombre affaire impliquant un réseau d’informateurs depuis longtemps oublié. Ils le verront d’un mauvais œil faire cavalier seul et s’entêter à poursuivre son enquête officieuse en faisant appel à d’autres has been sur la touche (Toby Esterhaze, espion reconverti dans le trafic de fausses œuvres d’art, superbe trait d’ironie). Aussi bien, sa victoire finale résonnera comme une défaite ; le happy end aura un goût amer, mais il sera le seul à s’en rendre compte.
Au-delà ou en deçà du personnage de Smiley, il y a la présence de l’acteur Guinness, sa manière d’imposer son tempo lent, d’habiter le plan, d’être là — ce qui fait que Smiley’s People pourrait s’intituler Being There (titre que Legrand rapportait au Dasein, à l’être-là de la philosophie classique). C’est une présence paradoxale, une présence absente, à la fois impénétrable et vide. Smiley tel que le personnifie Guinness, c’est à la fois tout le monde et personne. Un faux distrait à qui rien n’échappe, mais qui paraît toujours foncièrement ailleurs, comme en témoigne cette figure récurrente : le regard du coin de l’œil, tourné vers un hors champ indécidable, bien au-delà du réseau d’intrigues dont il va patiemment dénouer l’écheveau. Regard éperdu où se révèle une inquiétude fondamentale, quasi ontologique.
1 Le parc de Hamstead où revient Smiley pour élucider un meurtre rappelle en outre fugitivement celui de Blow Up.
2 Tous deux savent aussi, pour citer encore Legrand, qu’on communique entre autres « par un emploi judicieux du silence ». Cf. Positif no 468, février 2000.
Smiley’s People (1982), mini-série en six épisodes de Simon Langton. Scénario de John Hopkins et John Le Carré, d’après le roman de ce dernier.
Coffret BBC de deux DVD. Sous-titres anglais.
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