Raymond Queneau avait la gentillesse de me recevoir le samedi. Souvent, au début de l’après-midi, de Neuilly nous revenions tous deux sur la rive gauche. Il me parlait d’une promenade qu’il avait faite avec Boris Vian jusqu’à une impasse que presque personne ne connaît, tout au fond du XIIIe arrondissement, entre le quai de la Gare et la voie ferrée d’Austerlitz : rue de la Croix-Jarry. Il me conseillait d’y aller. J’ai lu que les moments où Queneau a été le plus heureux, c’était quand il se promenait l’après-midi parce qu’il devait écrire des articles sur Paris pour l’Intransigeant. Je me demande si ces années mortes que j’évoque ici en valaient la peine. Comme Queneau, je n’étais vraiment moi-même que lorsque je me retrouvais seul dans les rues, à la recherche des chiens d’Asnières. J’avais deux chiens en ce temps-là. Ils s’appelaient Jacques et Paul. À Jouy-en-Josas, en 1952, nous avions une chienne, mon frère et moi, qui s’appelait Peggy et qui s’est fait écraser, un après-midi, rue du Docteur-Kurzenne. Queneau aimait beaucoup les chiens.
Il m’avait parlé d’un western au cours duquel on assistait à une lutte sans merci entre des Indiens et des Basques. La présence des Basques l’avait beaucoup intrigué et l’avait fait rire. J’ai fini par découvrir quel était ce film : Caravane vers le soleil. Le résumé indique bien : les Indiens contre les Basques. J’aimerais voir ce film en souvenir de Queneau dans un cinéma que l’on aurait oublié de détruire, au fond d’un quartier perdu. Le rire de Queneau. Moitié geyser, moitié crécelle. Mais je ne suis pas doué pour les métaphores. C’était tout simplement le rire de Queneau.
Patrick Modiano, Un pedigree, Gallimard, 2005.
La jeunesse de Modiano, telle qu’il la raconte dans Un pedigree comme pour s’en défaire une fois pour toutes, ressemble à l’un de ses romans. On le voit grandir dans un monde interlope et ne rien comprendre à ce qui lui arrive, balloté entre des parents qui ne songent qu’à se débarrasser de son encombrante personne — tantôt en le confiant à des connaissances de province, tantôt en l’enterrant dans des pensionnats lugubres —, ou bien à le taper dès qu’il a trois francs en poche. Le père, qui a vécu de marché noir pendant la guerre, brasse des affaires mystérieuses et louches, la mère fait une petite carrière de comédienne de théâtre. Un frère meurt très jeune, de maladie ou d’un accident, on ne sait — cette perte l’affecte profondément, mais Modiano ne s’appesantit là-dessus pas plus que sur le reste. Des personnages épisodiques, dont ne subsistent qu’un nom, une silhouette et une adresse, apparaissent et disparaissent comme des fantômes. Bientôt viendra le temps de l’errance et des fugues, une échappée à Vienne où il fête ses vingt ans, les séjours dans des hôtels miteux. Modiano traverse ces épisodes avec le sentiment d’être le passager clandestin de sa propre existence : « Les événements que j’ai vécus jusqu’à ma vingt et unième année, je les ai vécus en transparence — ce procédé qui consiste à faire défiler en arrière-plan des paysages, alors que les acteurs restent immobiles sur un plateau de studio. Je voudrais traduire cette impression que beaucoup d’autres ont ressentie avant moi : tout défilait en transparence et je ne pouvais pas encore vivre ma vie. » On songe parfois, avec une tonalité différente, aux premiers chapitres du Tout sur le tout d’Henri Calet. Je ne mords pas toujours, loin de là, aux romans de Modiano, mais ses récits (voir aussi Dora Bruder) sont décidément admirables.
9 commentaires
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J’avais lu ce passage de Pedigree sans faire un rapprochement qui s’est imposé lorsque j’ai vu le plan de Paris que vous reproduisez en illustration: la rue de la Croix-Jarry est perpendiculaire à la rue Watt, où Queneau avait des années plus tôt conduit Boris Vian. Vian a tiré de cette visite une chanson très évocatrice, interprétée par Philippe Clay :
http://youtu.be/zFKcc8s-E6Y
Je partage votre jugement sur les récits de Modiano: à son œuvre romanesque (mais où il entre parfois beaucoup d’autofiction : avez-vous lu Remise de peine ?) je préfère certains textes marginaux où il semble se livrer davantage. La première version de Pedigree, un tout petit livre intitulé Éphéméride publié au Mercure, qui mérite d’être lue pour elle-même. Le poème à la Cendrars illustrant des gouaches de sa femme, 28 Paradis. Le récit pour enfants illustré par Sempé, Catherine Certitude. Et les chansons étranges et prenantes qu’il a composées à la fin de l’adolescence, mises en musique et interprétées par Hugues de Courson, recueillies dans l’album Fonds de tiroir 1967…
Et merci pour ce blogue dont je suis un lecteur fidèle (quoique généralement silencieux).
Commentaire par Un anonyme sans qualités 07.02.13 @ 7:34{ J’avais commencé d’écrire mon précédent commentaire avant que Mr. George Weaver ne poste le sien, qui le rend en grande partie caduc. Désolé pour le doublon. Comme aussi pour la négligence sur les balises italiques, que j’ai malencontreusement oublié de fermer après Catherine Certitude. Comme quoi il vaudrait mieux ne jamais quitter le silence. }
Commentaire par Un anonyme sans qualités 07.02.13 @ 7:38@Mr. Weaver (dont je suis aussi un lecteur fidèle):
Remise de peine tourne autour de la rue du Docteur-Kurzenne à Jouy-en-Josas. (Dans le roman, son nom est à peine maquillé en rue du Docteur-Dordenne.) “Patoche” et son frère y ont vécu quelque temps dans une petite maison que le romancier aura la surprise de découvrir, des années plus tard, utilisée comme décor dans l’album S.O.S. Météores d’E.P. Jacobs.
Modiano s’identifie volontiers aux chiens, aux chiens errants, aux chiens malheureux, aux “chiens perdus sans colliers” comme disait le titre d’un livre (et d’un film) qui l’ont peut-être marqué à l’adolescence. Ce n’est pas un hasard si c’est un chien triste qui figure en couverture de l’édition Folio de Pedigree (et ce titre, d’ailleurs, outre un hommage à Simenon, est aussi un indice de cette identification : “Je suis un chien qui fait semblant d’avoir un pedigree”). Dans les premières pages du livre, Modiano évoque ainsi sa mère :
“C’était une jolie fille au cœur sec. Son fiancé lui avait offert un chow-chow mais elle ne s’occupait pas de lui et le confiait à différentes personnes, comme elle le fera plus tard avec moi. Le chow-chow s’est suicidé en se jetant par la fenêtre. Ce chien figure sur deux ou trois photos et je dois avouer qu’il me touche infiniment et que je me sens très proche de lui.”
Un curieux livre pour enfants illustré par sa femme, Dominique Zehrfuss, intitulé Une aventure de Choura (1986), peut se lire comme un récit autobiographique où Modiano évoque son enfance sous les traits d’un labrador aux yeux bleus. Dominique Zehrfuss elle-même s’est récemment racontée dans un récit intitulé Peau de caniche : c’est un livre jumeau de Pedigree.
Commentaire par Un anonyme sans qualités 07.02.13 @ 8:02{ Décidement! Encore une négligence de balise.
Je vais de ce pas m’inscrire aux Italiques Anonymes. }
Commentaire par Un anonyme sans qualités 07.02.13 @ 8:04Je découvre que Vincent Delerm a récemment repris en concert aux Trois Baudets La rue Watt. Un bon point pour lui. Mais ça ne suffit pas à l’excuser de n’avoir pas compris l’hommage de Vian à Queneau, puisqu’il chante “J’étais avec Léon” au lieu de “Raymond”. Il a aussi été gêné, au début, par “Lorsque j’y ai z’été”, qu’il transforme en “lorsque j’y suis allé”… Chanteur à texte mon cul, dirait sans doute Zazie.
http://youtu.be/NHzhAR_aeX0
Caroline Loeb: je viens de comprendre
Commentaire par Un anonyme sans qualités 07.02.13 @ 8:21Je n’avais pas fait gaffe à la rue Watt non plus ! (Et désormais, l’on chantera : de toutes les artères, c’est la Watt qu’elle préfère.) La digression sur les chiens, qui peut paraître détonner au sein d’un extrait forcément arbitraire, passe tout naturellement lorsqu’on lit le passage dans la continuité du livre. D’une part parce que Modiano multiplie les bifurcations de ce genre au fil d’une narration qui épouse les jeux de la mémoire ; d’autre part, comme l’a montré l’Anonyme sans qualités mieux que j’aurais pu le faire, parce que le thème canin court tout au long du livre, et de l’œuvre de Modiano en général.
La frontière entre récits et romans est évidemment poreuse chez Modiano. Pedigree suggère d’ailleurs l’origine biographique commune des uns et des autres. J’ai un faible particulier pour Memory Lane, qui est un petit chef-d’œuvre ; et j’ai aimé Villa Triste et quelques autres. Mais je n’ai pas été au bout de Des inconnues : alors que le matériau, la stylistique sont les mêmes, tout ce qui sonne juste dans les récits paraît ici fabriqué.
Je n’ai pas lu Remise de peine et ignorais l’existence d’Éphéméride. Merci pour ces références et les autres. Je vais me mettre en chasse.
(J’ai rectifié les balises au passage.)
Commentaire par th 07.03.13 @ 12:47Merci pour les balises : ça m’évitera d’aller m’inscrire aux Italiques Anonymes.
Je vois qu’en outre vous avez suppléé des espaces avant certains signes de ponctuation. Je m’abstenais de les mettre non par ignorance des conventions, mais parce qu’apparemment l’interface du blogue ne prend pas en compte les espaces insécables ; je suis plus choqué de voir parfois des signes de ponctuation flotter en début de ligne, que de les voir systématiquement collés aux mots. Et puis ça ne me déplaît pas de retrouver sur Internet la composition serrée que l’on trouve dans certains incunables.
Comment ai-je pu oublier Memory Lane ? C’est aussi un des textes de Modiano que je préfère. Je me souviens du billet que vous avez publié il y a quelques mois, après avoir trouvé un exemplaire de l’édition originale parue chez P.O.L. Comme vous, j’ai découvert Memory Lane à l’adolescence dans la collection Point Virgule — à 14 ans : je me demande ce que je pouvais bien saisir de ce livre, alors ? Il faut avoir éprouvé soi-même le passage du temps pour y être vraiment sensible, me semble-t-il a présent ; mais déjà j’éprouvais son charme fait de mystère et de sourde mélancolie. Et comme vous, je l’ai racheté il y a quelques années quand j’ai eu la chance de tomber sur un exemplaire de cette belle édition originale.
Sur le thème canin chez Modiano, j’ajoute que Zina Modiano (la fille de Patrick et Dominique, la sœur de Marie…) a publié il y a quelques années un petit livre pour enfants intitulé Le chien mythomane. Je vous laisse conjecturer qui a pu servir de modèle à ce personnage de chien “abandonné par ses parents”, qui se nomme Douglas-Douglas. La famille Modiano a eu réellement un chien nommé Douglas ; cas assez rare à ma connaissance (mais sans doute pas unique), cet animal se trouve être le dédicataire d’un des romans de son maître, Fleur de ruine.
On peut écouter en ligne l’album de chansons écrites par Modiano avec Hugues de Courson à l’adresse suivante:
http://www.musicme.com/Hugues-De-Courson/albums/Fonds-De-Tiroir-(1967)-0794881806522.html?play=02
Je recommande particulièrement “Les escaliers”, “Le commandeur”, “Le mêlé-cass” et “La Liliputienne” (ma préférée). Sans oublier la savoureuse “Coco des enfants sage”…
Pour la petite histoire, “Les romans photos” avait été proposée à Sheila, qui l’aurait bien interprétée à condition que les auteurs en changent la fin. Quatre titres du duo ont été chantés par Françoise Hardy, qui a bon goût.
Commentaire par Un anonyme sans qualités 07.03.13 @ 9:29Ravi de vous retrouver ici, cher Anonyme historique (à tendances désormais musiliennes ?) d’un autre blogue, et merci pour toutes ces précisions !
Merci aussi à vous, Thierry, et honte sur moi, j’ai très peu lu Modiano. Je ne me souviens pas de thème canin dans Dans le café de la jeunesse perdue…
Mais après tout, on n’est pas des chiens !
On voit sur le plan que l’impasse de la Croix-Jarry donne dans la rue Watt, que Vian appréciait en effet au point de lui consacrer une chanson (de même que Caroline Loeb bien des années plus tard…)
Le nom de cette impasse n’est d’ailleurs peut-être pas étranger au plaisir qu’éprouvaient à s’y promener nos deux pataphysiciens…
Je trouve que la digression sur les chiens détonne : serait-elle un prétexte à caser le nom d’une autre rue, celle du Docteur-Kurzenne ?
Commentaire par George Weaver 07.02.13 @ 6:31