L’espion qui venait des livres

Après John Buchan mais avant Eric Ambler, Somerset Maugham fut, avec Mr. Ashenden, agent secret (Ashenden, or the British Agent), le pionnier d’un certain type de récit d’espionnage à l’anglaise. Conformément à une tradition qui s’est maintenue jusqu’à John le Carré, lui-même avait tâté du métier et s’est inspiré de cette expérience pour composer ses nouvelles. Ashenden est un dramaturge à succès recruté durant la Première Guerre mondiale par les services anglais comme agent à Genève. Le monde du renseignement est cloisonné. Ashenden en saura chaque fois le moins possible sur les tenants et les aboutissants des missions qui lui sont confiées, et nous de même. Cet arrière-plan estompé concourt à la crédibilité des intrigues. Il indique aussi que l’intérêt littéraire de Maugham est ailleurs, moins dans la dramaturgie des situations que dans la peinture des personnages. Chaque nouvelle du recueil s’articule autour de la rencontre d’Ashenden avec un protagoniste souvent excentrique : une vieille gouvernante à l’accoutrement impossible, un tueur mexicain hâbleur et bavard, une danseuse italienne, l’épouse d’un traître, et ainsi de suite. L’humour côtoie la tragédie, la chute est souvent terrible. Maugham vous fait sourire avant de vous laisser un goût de cendre dans la bouche.

L’autre intérêt du livre est évidemment qu’Ashenden est un écrivain. Il est même suggéré qu’Ashenden est un bon espion parce qu’il est un écrivain : soit un être doué d’imagination, d’empathie et de pénétration psychologique, qui conserve toujours le recul de l’observateur vis-à-vis de la comédie humaine comme de la realpolitik de ses employeurs. C’est ce qui donne leur sel aux conversations qui l’opposent à ce non-littéraire absolu qu’est son supérieur, le colonel R (dont on dit qu’il inspira peut-être le M d’Ian Fleming) : militaire borné, compétent, terre-à-terre, totalement dépourvu de second degré et conséquemment scandalisé lorsque Ashenden fait valoir, en écrivain soucieux de comprendre tous ses personnages, que l’« ennemi » peut avoir, lui aussi, ses raisons (notamment lorsqu’il est un Indien soumis au joug de l’Empire britannique). Par moments on jurerait que, sous le sujet apparent de leurs échanges, se cache un débat latent dont l’objet est la littérature et son pouvoir de dévoilement de la complexité du monde.


Samedi 27 juin 2015 | Au fil des pages |

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