Fredric Brown au travail

Début de la jolie préface d’Elizabeth Brown à Paradoxe perdu de Fredric Brown. Jolie, et même discrètement émouvante, car on y sent entre les lignes l’immense affection de Mrs Brown pour feu son écrivain d’époux et combien il lui manque, sans qu’elle fasse bien entendu aucune allusion à leur vie privée. Tous ceux qui font profession d’écrire se reconnaîtront dans les lignes qui suivent (la première phrase dit tout) ; de même que leurs infortunés proches qui doivent les supporter au quotidien.

Fred détestait écrire ; mais il adorait avoir écrit. Il avait recours à tous les stratagèmes imaginables afin de retarder le moment de s’asseoir devant sa machine : il époussetait son bureau, improvisait sur sa flûte, lisait un peu, reprenait sa flûte. Lorsque nous séjournions dans un endroit où le courrier n’était pas distribué, il se rendait jusqu’au bureau de poste et, là, trouvait toujours un partenaire pour quelques parties d’échecs, ou d’un autre jeu. Lorsqu’il revenait à la maison, il était trop tard pour se mettre au travail. Au bout de quelques jours de ce manège, sa conscience commençait à la torturer et il s’installait enfin devant sa machine. Il tapait parfois une ligne ou deux, parfois quelques pages. Mais les livres finissaient par s’écrire.
Ce n’était pas un écrivain prolifique. Sa production moyenne d’une journée était de trois pages environ. Parfois, lorsqu’un livre paraissait en bonne voie, il abattait six ou sept pages ; mais cela demeurait l’exception.
Lorsqu’il construisait ses intrigues, Fred arpentait une pièce après l’autre. Comme nous passions l’un et l’autre une bonne partie de notre temps à la maison, le problème se posait de savoir à quel moment lui parler sans risquer d’interrompre le cours de ses pensées — ce qui lui déplaisait fort. Après plusieurs mesures inefficaces, je lui ai suggéré de coiffer sa casquette de toile rouge lorsqu’il ne voulait pas être dérangé. J’ai pris l’habitude de toujours regarder son crâne avant d’ouvrir la bouche.

Elizabeth Brown
Traduction de Jean Sendy
Calmann-Lévy, 1974 ; rééd. J’ai lu, 1977


Vendredi 28 août 2015 | Grappilles |

3 commentaires
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Merci pour ce bel extrait que j’avais oublié, cher th, et qui me rabiboche avec Mrs Brown dont je me souvenais hélas surtout d’un texte très piètre en ouverture d’un des recueils chez NéO — une lettre en réponse à une demande de Stéphane Bourgoin, me semble-t-il…

Derf Nworb avait fini par résoudre ses problèmes de procrastination en effectuant de longs trajets sur les lignes de bus Greyhound, sillonnant le sud des États-Unis pour se contraindre à écrire durant ces voyages.

Commentaire par George Weaver 08.28.15 @ 6:08

Je ne connais pas le texte paru chez NéO. Peut-être Mrs Brown n’aimait-elle pas écrire, elle non plus ?
Elle parle aussi des longs trajets en autocar de F.B. dans la préface de Paradoxe perdu, mais je ne pouvais pas tout citer !
By the way, la nouvelle titre est une merveille.

Commentaire par th 08.28.15 @ 7:36

Une merveille, je confirme, et qui a de quoi faire rêver tous les futurs professeurs !
Et aussi une sorte d’illustration onirique de l’expression “Mais quelle mouche l’a donc piqué ?”

(cela dit, toutes les nouvelles du recueil sont du même acabit…)

Commentaire par George Weaver 09.02.15 @ 7:19



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