Il y a à boire et à manger dans le gros Journal en désordre de Massin, pêle-mêle de souvenirs, d’anecdotes, de rencontres, de curiosités, d’aphorismes et de considérations sur l’air du temps. L’auteur nous amuse et nous instruit souvent, nous agace ou nous ennuie parfois ; c’est le lot de ce genre de livre. Il nous intéresse certainement davantage lorsqu’il parle de l’art de l’affiche, ou de la pratique de la photographie par Hugo et Zola, que lorsqu’il étale ses conquêtes féminines. Mais qu’on le lise dans l’ordre en sautant les longueurs ou qu’on y butine au hasard, on y trouvera de quoi faire son miel. Tout ce qui touche à l’histoire de l’écriture et du livre est évidemment de premier intérêt. On découvre aussi que le maquettiste-typographe a non seulement un œil hors pair mais l’oreille aux aguets, aussi bien pour épingler des tics de langage que pour parler de musique – des baroques à Schönberg –, Massin, en plus d’être lecteur, cinéphile et amateur d’art, se révélant mélomane et, par-dessus tout peut-être, épris de correspondances entre les arts.
Deux extraits presque au hasard, un court et un long ; on pourrait en citer bien d’autres.
Le lendemain du jour où j’ai montré à Claude Gallimard les prémaquettes de la collection «Folio», la plupart des «commerciaux» de la maison (des garçons jeunes, intelligents, cultivés) sont venus me voir l’un après l’autre pour me dire :
« Ce que tu as fait est très bien, c’est élégant…
— Mais ?
— Ça ne se vendra pas. »*
J’ai rendez-vous avec Ionesco à mon bureau. (Nous nous connaissons à peine, à cette époque.) Or, promenant mon chien sur le boulevard du Montparnasse, je le vois qui sort de chez lui et s’apprête à monter dans un taxi. Je le hèle, il m’aperçoit :
« Excusez-moi, je suis pressé, j’ai rendez-vous avec Massin chez Gallimard. »
Une autre fois, c’était quelques années plus tard, nouvelle rencontre au même endroit, et au petit matin. Je le vois qui attend un autobus; puis regarder de tous les côtés, alors qu’il fait à peine jour, car on est en hiver, et les rues sont désertes. Il fait mine de chercher un taxi ; il hésite ; enfin, lentement, il descend les marches du métro Vavin ; et l’instant d’après, il refait surface en remontant de la station, de l’autre côté du boulevard ; d’un pas tranquille, il emprunte le passage pour piétons, et c’est alors seulement que je me découvre :
« Que cherchez-vous donc, Eugène ?
— Un taxi, mais il n’y en a pas. Des autobus, il n’y en a pas non plus. Quant au métro, c’est une autre histoire. (Il rit.) Je ne sais plus comment faire pour le prendre.
— Où allez-vous ?
— À Béziers, où l’on m’attend.
— Vous allez à Béziers.
— Oui, mais je n’y vais pas.
— Comment cela ?
— C’est-à-dire que je n’ai pas envie d’y aller.
— Eh bien ! n’y allez pas.
— Non, parce que ce ne serait pas bien. Le libraire a tout préparé, des invitations, des affiches, retenu une salle, que sais-je encore ? Alors, je fais semblant d’y aller. »
Nouveau rire.
Il me donne l’heure de son train à la gare de Lyon.
« Voyons, Eugène, votre train part dans cinq minutes. Quoi que vous fassiez, il est trop tard.
— Oui, mais j’y vais quand même. »
Puis il me quitte et se décide enfin à prendre le métro.
Et le voilà parti, pour aller rater son train.Massin, Journal en désordre (1945-1995). Robert Laffont, 1996.
Pas de commentaire
Laisser un commentaire