Vie des fantômes

La biographie est une passion anglaise. En témoignent l’abondance de la production éditoriale et la place qui lui est accordée dans les librairies d’outre-Manche ; les quelques chefs-d’œuvre du genre, de la Vie de Samuel Johnson aux Victoriens éminents, appartiennent de plein droit à l’histoire de la littérature anglaise, au même titre que des œuvres d’imagination. En fait foi aussi l’importance des rubriques nécrologiques des journaux. À titre de comparaison, la riche section Obituaries du Guardian est sans commune mesure avec la maigre page Disparitions du Monde.

Dans les pages de Choses anglaises qu’il consacre au phénomène, Patrick Mauriès épingle, entre autres aspects du biographisme britannique, son caractère qu’on pourrait dire « démocratique » : « Il s’attaque ou s’applique également à tous les sujets, de la figure royale aux acteurs, via le politique, le meurtrier, l’économiste obscur – et l’homme de lettres. […] Nul acteur, fût-il des plus mineurs, qui ne soit susceptible de récit et de reconstitution. »

L’intérêt des rubriques nécrologiques du Guardian, du Times ou du Telegraph est précisément qu’on y rencontre, à côté des disparus célèbres, quantité de figures de moindre renommée, sinon franchement obscures, portraiturées avec le même sérieux, la même attention bienveillante, un luxe égal de détails. Voici, par exemple, Elisabeth Davis (1923-2016), linguiste qui travailla durant la Deuxième Guerre au centre de décryptage secret de Bletchley Park. Ou encore Desmond Carrington (1926-2017), acteur de second rang de théâtre et de télévision, réputé pour avoir animé trente-cinq ans durant une émission de radio dominicale, en direct de sa ferme du Perthshire où il s’était aménagé un petit studio, entouré de sa collection de quatre-vingt mille disques.

Une chose rend étrange la lecture de la vie de ce sympathique monsieur. Nul n’ignore que les nécrologies des grands quotidiens sont rédigées à l’avance et régulièrement mises à jour jusqu’à la mort effective du sujet. Un service nécrologique bien tenu n’est jamais pris au dépourvu 1. La nécrologie de Desmond Carrington avait ainsi été écrite par le journaliste Dennis Barker. Or, ce dernier, découvre-t-on en post-scriptum, est lui-même décédé en 2015, deux ans avant le sujet de son article. Un léger vertige nous gagne : c’est un fantôme qui nous entretient d’un autre fantôme.

1 A contrario, on se rappelle la bourde célèbre du Soir publiant, le jour de la mort d’Audrey Hepburn, la nécrologie toute prête de Katharine. Erreur qui fut rectifiée au second tirage.


Jeudi 9 février 2017 | Choses anglaises |

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