Une étrange amitié

Superbe et troublant petit récit, d’essence presque jamesienne dans ses aveux différés, ses révélations tardives, sa manière de tourner autour d’une vérité ambivalente qui s’échappe au moment où l’on va s’en saisir. Dramaturge de la côte Est, Samson Raphaelson (1896-1983) a tiré comme beaucoup de ses pairs une part de sa subsistance du cinéma. S’il a travaillé notamment avec Hitchcock (Soupçons), son nom reste lié à celui d’Ernst Lubitsch, avec et pour lequel il a écrit une dizaine de films, et non des moindres (Haute Pègre, The Shop Around the Corner, Le ciel peut attendre). Du petit homme rond aux gros cigares et à l’œil pétillant de malice, Raphaelson brosse un portrait attachant, où l’auteur de To Be or not to Be se révèle au naturel plus proche des farces berlinoises de ses débuts que de l’élégance raffinée associée à la Lubitsch touch. Entre ces deux hommes aussi dissemblables que possible, la collaboration est sans nuages. Aucun conflit d’ego, des séances de travail faites d’émulation joyeuse et d’empoignades homériques sur une réplique, qui sont la marque véritable d’une tacite estime réciproque. Cependant, le scénariste et le metteur en scène cantonnent leur relation à un cadre strictement professionnel. Jamais de confidences intimes. Une fois le point final mis à un scénario, on échange une poignée de main courtoise et chacun s’en retourne à sa vie - jusqu’au film suivant.

En 1943, Lubitsch est victime d’une crise cardiaque. On annonce aussitôt sa mort, et l’on demande à Raphaelson de rédiger dans l’urgence un hommage au disparu. Le scénariste se sent d’abord paralysé, mais bientôt le déclic se fait et le texte « sortit de moi comme une scène parvenue à maturation [c’est moi qui souligne] ». Non seulement il y dévoile la profondeur de son attachement au cinéaste mais c’est en l’exprimant que, pour la première fois, il en prend conscience. Et cette évidence le foudroie : cet homme était mon ami, et je n’ai pas su le lui dire de son vivant.

Or, Lubitsch survit à son infarctus. L’éloge funèbre est oublié dans un tiroir, la vie reprend son cours. Mais il arrive que la secrétaire de Raphaelson transmet le texte en cachette à celle de Lubitsch, qui le donne à lire à son patron - lequel aura donc l’étrange privilège de lire de son vivant sa notice nécrologique. On ne se méfie jamais assez de sa secrétaire. Je vous laisse la surprise de la scène extraordinaire qui s’ensuivra, lorsque les deux hommes se retrouveront quelques années plus tard pour écrire le scénario de la Dame au manteau d’hermine. Disons seulement que c’est l’un des plus beaux cas de déformation professionnelle qu’on puisse imaginer.

Qu’est-ce que la sincérité entre amis, quelle est, dans l’amitié, la part nécessaire du mensonge ? Et qu’est-ce d’ailleurs que l’amitié ? Sur ces questions sans réponse, et sur ce qu’il suggère entre les lignes du rapport de l’artiste à la vérité, ce livre court - 66 pages - mais riche en résonances laisse longtemps songeur, et son émotion rentrée va droit au cœur.

Samson RAPHAELSON, Amitié, la dernière retouche d’Ernst Lubitsch. Traduction d’Hélène Frappat. Allia, 2006.

Ping-pong : sur ce livre, voir aussi Exit Option.


Jeudi 9 novembre 2006 | Au fil des pages |

3 commentaires
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La référence à James m’apparaît être très juste. J’y avais également songé mais cela se précise et se clarifie à te lire. Comme s’il y avait, dans la dernière partie du livre, un redoublement de ce que tu évoques, avec cette description (plutôt éprouvante) d’un Lubitsch étranger à lui-même sur la fin de son existence. Non pas tant une affaire de mécanique grippée ou de ressort brisé, qu’une question de dépossession. Le film, d’ailleurs, - La Dame au manteau d’Hermine, que j’ai découvert entretemps - semble fait de cette matière-là.

Commentaire par rph 11.09.06 @ 11:46

Merci de ces remarques, qui m’ont amené à reprendre le livre et à refaire mon dernier paragraphe dont je n’étais pas satisfait (la nouvelle mouture reste boiteuse, mais bon).

Sur ce qui se passe réellement dans la tête de Lubitsch à ce moment-là, Raphaelson est le premier à dire qu’il n’en sait rien. Il retrouve un homme physiquement fatigué (après son premier infarctus et les deux moins graves qui suivirent et furent tenus secrets pour ne pas inquiéter Zanuck), contraint à la diète, mais intellectuellement en pleine forme ; et cependant s’attelant à un projet qui sent le réchauffé, mais sans nécessairement se bercer d’illusions sur sa valeur - c’est du moins, après coup, le sentiment de Raphaelson. Entre les deux hommes, il y a une sorte d’accord tacite, sur le mode du « faisons comme si » et jouons le jeu, dont aucun n’est entièrement dupe. C’est ce qui rend tout ce passage très beau et presque déchirant.

Sur la Dame au manteau d’hermine (que je n’ai pas vu), au témoignage de Douglas Fairbanks, Jr. :
- À la mort de Lubitsch, dix jours avant la fin du tournage, « il ne restait pratiquement plus que des plans de raccord à tourner », tâche dont s’acquitta Preminger (auquel on a donc abusivement attribué la copaternité du film) ;
- « Le montage fut ensuite pris en main par le studio et l’esprit du film fut très alourdi ». De là peut-être en partie le sentiment de dépossession que tu évoques ?

Commentaire par th 11.12.06 @ 12:18

Oui, c’est une explication possible, mais sans doute insuffisante. Le cas est un peu complexe et il me faudrait probablement une seconde vision pour préciser l’idée mais j’ai l’impression que les maladresses du film participent de son principe. Je ne crois pas trop à l’idée d’un inachèvement mais plutôt à un parti pris de l’informulé (ou de l’à-peine-formulé). L’enrobage naïf ou ingénu (là encore, un “faisons comme si” proprement enfantin, qui emprunte largement à l’opérette) ne vaut pas tant comme apparence trompeuse, que matériau premier à la surface duquel vient se dessiner, en filigrane, un motif à la fois sophistiqué et tragique (peut-être l’expression à l’écran de ce que rapporte Raphaelson sur cette période). Ce que le film met précisément en scène avec, en substance et sans trop déflorer l’intrigue, un jeu sur l’émancipation des images édifiantes et une étrange conception emboîtée de la temporalité (un temps de l’amour et du désir éternel surgit au coeur même du temps présent, routinier et prosaïque). C’est assez déconcertant, de l’ordre d’une beauté gauche et féérique, un peu triste aussi.

Si le coeur t’en dit, j’ai appris qu’il existait une édition allemande du film.

Commentaire par rph 11.12.06 @ 9:54



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