Rien

Il y a des gens qui se plaignent d’un homme parce qu’il ne fait rien ; et d’autres, encore plus mystérieux, plus stupéfiants, qui se lamentent de n’avoir rien à faire. On leur fait le présent de quelques belles heures vides, de quelques jours de beau loisir, ils se plaignent de ce qu’ils soient vides, de ce qu’ils soient de beau loisir.

Et si on leur fait don de la solitude, qui est le don de liberté, ils rejettent ce don loin d’eux ; ils le détruisent de propos délibéré en jouant à quelque horrible jeu de cartes, ou en promenant une petite balle sur un terrain de golf.

Je ne parle que pour moi ; je sais qu’il faut des gens de toutes sortes pour faire un monde ; mais je ne puis réprimer un sentiment de malaise quand je vois des gens gaspiller des vacances chèrement gagnées en les employant à faire quelque chose. Pour ma part, je n’ai jamais assez de cette chose qui s’appelle : ne rien faire du tout.

G. K. Chesterton, l’Homme à la clef d’or (Autobiography, 1936).
Traduction de Maurice Beerblock. Desclée de Brouwer, 1948.


Vendredi 2 décembre 2016 | Grappilles | Aucun commentaire


L’invention de la poste

Par tempérament autant que par nécessité pécuniaire qui le voua longtemps aux travaux de journalisme, Thomas De Quincey écrivit sur tous les sujets imaginables : des sociétés secrètes à la toilette de la dame hébraïque, de la révolte des Tartares à la casuistique des repas romains. Sa culture classique et son érudition étaient considérables, sa mémoire presque effrayante. Au début des Césars, il en appelle à l’indulgence du lecteur, ayant dû composer son ouvrage de tête, loin de toute bibliothèque et sans aucun livre de référence à portée de main — ce dont personne en vérité ne se serait douté s’il avait omis de le signaler. Une scène emblématique, c’est celle, fort drôle, qui ouvre Sortilège et Astrologie. De Quincey raconte comment, s’étant vu réclamer de la copie à brève échéance, il part à la pêche au sujet. Le mot doit s’entendre littéralement, notre auteur conservant ses manuscrits en vrac dans une baignoire débordant de papiers. L’opération donne lieu à un cérémonial quelque peu parodique, narré avec force détails. En présence de trois jeunes femmes de la maisonnée élues au rang d’arbitre afin de garantir, comme au loto, l’honnêteté du procédé, on charge un jeune homme, symbole de candeur, de plonger la main dans la baignoire… d’où il retire des notes anciennes sur l’astrologie. Et De Quincey de se lancer aussitôt sur le sujet.

Autant dire qu’à l’instar de Charles Lamb ou de Chesterton, on s’ennuie rarement en sa compagnie. Peu importe à la limite ce dont nous entretiennent ces auteurs1. Ce qui enchante chez eux, c’est le mouvement de la pensée, qu’on a plaisir à suivre en ses détours, ses paradoxes fertiles. Le début de la Malle-Poste anglaise est à cet égard typique de la manière de De Quincey, de son mélange de romantisme et d’ironie, de son penchant pour la phrase sinueuse et ramifiée, se développant comme par excroissances successives, de son goût de la digression intempestive poussée jusqu’à la ratiocination (deux notes de bas de page dès les deux premières phrases). On y retrouve aussi son talent à faire lever des images qui ont la puissance de visions (l’ivresse de la vitesse, le feu tremblant des lanternes trouant les ténèbres des routes solitaires), talent que la suite du texte confirmera amplement s’il en était besoin. On est enfin touché de l’enthousiasme de ce témoin de première main assistant en direct à la naissance de la poste — service public cher à notre cœur et que depuis trente ans les pouvoirs publics s’acharnent à démanteler, avec le succès qu’on sait.

1 Charles Lamb, Essais d’Elia (Le Promeneur, 1998). Gilbert Keith Chesterton, le Défenseur, (Egloff, 1945), le Paradoxe ambulant (Actes Sud, 2004), etc.

Quelque vingt ans (ou plus) avant que je n’obtinsse mes diplômes à Oxford, Mr. Palmer, en ce temps député de Bath, avait accompli deux choses fort difficiles à faire sur notre petite planète terrestre, encore que les excentriques habitants des comètes les prisent peut-être fort peu : il avait inventé les malles-postes et épousé la fille1 d’un duc. Par quoi il fut deux fois plus grand que Galilée, lequel inventa sans doute (ou, ce qui est la même chose2, découvrit) les satellites de Jupiter, qui viennent tout de suite après les malles-postes pour les deux qualités capitales de la vitesse et de la ponctualité, mais n’épousa point la fille d’un duc.

Ces malles-postes, telles que les organisa Mr. Palmer, ont droit de ma part à une notice circonstanciée, étant donné la part si grande qui fut la leur dans le développement anarchique de mes rêves. Si elles jouèrent ce rôle, ce fut premièrement par leur vélocité sans précédent à cette époque — elles révélèrent les premières la splendeur de la vitesse — ; secondement, par les effets grandioses produits par leurs lanternes conjointement aux ténèbres des routes solitaires ; troisièmement, par la beauté et la puissance animales dont faisait si souvent preuve la catégorie de chevaux choisis pour ce service postal ; quatrièmement, par la présence consciente d’un cerveau central qui, au milieu de vastes distances3 — de tempêtes, de ténèbres, de périls —, surmontait tous les obstacles pour aboutir à un ferme système coopératif de portée nationale. J’avais le sentiment que le service postal parlait par la voix de quelque puissant orchestre où mille instruments, tous ignorants les uns des autres et de ce fait en danger de désaccord, dociles cependant comme des esclaves au suprême bâton de quelque grand chef, concouraient à une harmonie aussi parfaite que celle du cœur, du cerveau et des poumons dans un organisme sain.

1 Lady Madeline Gordon.
2 La même chose. Ainsi, dans le calendrier des fêtes de l’Église, la découverte de la Vraie Croix (par Hélène, mère de Constantin) est consignée (et cela, pourrait-on croire, avec une intention de sarcasme conscient) comme l’Invention de la Croix.
3 Vastes distances. C’était un fait bien connu des voyageurs de malle-poste que deux malles-postes, allant en sens inverse et partant à la même minute de deux points distants de six cents milles, se rencontraient presque toujours sur un certain point qui partageait exactement la distance totale.

P.-S. Dernière minute. Christophe Van Rossom, fin connaisseur de notre auteur, prononcera demain une conférence sur De Quincey aux Midis de la poésie, en remplacement du conférencier prévu. C’est à 12 h 40 à Bruxelles, dans le petit auditorium des Musées royaux des Beaux-Arts. Si vous êtes dans les parages, vous ne perdrez pas votre temps en allant l’écouter.




Le Vieil Homme dans le coin

Le Vieil Homme dans le coin est un intéressant exemple de récit de détection à l’anglaise pré-agatha-christien et son héros, le premier d’une longue lignée de détectives extralucides. C’est à tort, me semble-t-il, que François Rivière le présente comme le plus casanier des détectives, une sorte de Nero Wolfe avant la lettre. Car enfin l’homme se déplace, visite quelquefois les lieux du crime et fréquente assidûment les prétoires, où il a souvent la révélation de la clé du mystère. Cependant, comme il raconte chacune de ces histoires dans un salon de thé où il rencontre la journaliste à qui échoit la narration, tout en nouant et dénouant obstinément son petit bout de ficelle, il semble par le fait même résoudre le mystère à distance, et paraît pourvu d’un don de divination — tandis que la police, bien entendu, patauge lamentablement.

Les récits reposent très souvent sur un principe de substitution (l’assassin se fait passer pour la victime, le voleur joue à la fois le rôle du diamantaire et de son secrétaire, etc.), qui restera une constante du genre (il y en a maint exemple chez Agatha Christie ; par exemple, Un cadavre dans la bibliothèque). Ils se chargent aussi d’accents chestertoniens : non seulement les apparences sont trompeuses, mais elles sont, comme un vêtement retourné dont on verrait la doublure, l’envers exact de la réalité. Autre motif d’intérêt : la sympathie qu’éprouve, d’intelligence supérieure à une autre, le vieil homme pour les assassins et les aigrefins dont il démasque les crimes parfaits mais qu’il se garde bien de dénoncer à la police. Le récit de détection à l’anglaise s’affirme d’emblée comme un jeu purement intellectuel : « Le crime ne m’intéresse que quand il ressemble à un très savant jeu d’échecs et que tous les mouvements savants et compliqués des pièces tendent à un seul but : mettre en échec la police du pays. »

Baronne ORCZY, le Vieil Homme dans le coin (The Old Man in the Corner). Traduction de Jean Joseph-Renaud. 10/18 n° 2755, 1996, 282 p.


Samedi 14 janvier 2006 | Rompols | 2 commentaires