Erreur sur la personne

À 16 h 32, sur le quai n° 3 de la gare de La Louvière Sud, une drôle de petite dame me prend pour Jerry Lewis. Un peu interloqué, je lui réponds que je suis très flatté mais qu’il y a manifestement erreur sur la personne. « C’est à cause du beau temps», me dit-elle en souriant, comme si cela expliquait tout.

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Après coup j’ai pensé à la date, en me disant que la réalité faisait parfois d’étranges poissons d’avril.


Mercredi 1 avril 2009 | Pérégrinations | Aucun commentaire


Rue du Borrégo

Jacques Réda a souvent évoqué son attirance pour les rues ordinaires, sans attrait particulier, l’espèce de contemplation médusée qu’elles suscitent, voisine de l’idiotie. Dans leur charme insidieux se révèle une certaine vérité de notre rapport à la ville ; et il arrive parfois, au moment où l’on s’y attend le moins, qu’un détail d’apparence anodine nous y fasse mystérieusement signe.
C’est dans cet ordre d’idées qu’il consacre, dans Le vingtième me fatigue, un chapitre à la rue du Borrégo, élue à proportion de sa banalité, et qui m’est en effet apparue – le texte m’ayant donné l’irrépressible envie d’aller juger sur pièce – d’une absolue banalité.
J’ai retrouvé sans peine le bureau de poste au coin de la rue du Télégraphe, l’affreuse église Notre-Dame des Otages, les « insipides façades rectilignes », les impasses « décevantes », le « pavillon qui subsiste sous une avalanche de verdure sombre (il se cache, il croit qu’on ne l’a pas vu) », le « vieux massif d’habitations en brique d’un jaune grisâtre » ; mais plus de trace du minuscule terrain vague dont les « feuillages débordent au-dessus d’un mur où l’on a peint des poissons multicolores ». Un terrain vague pourtant « si petit, si peu exploitable qu’il est probablement de ceux qui maintiendront vivant encore pendant quelques années le souvenir de cette espèce urbaine en voie de disparition ». Six années auront suffi – le texte date de 2003 – à le faire disparaître. Mais peut-être suis-je passé à côté sans le voir ? Ou peut-être n’apparaît-il qu’à certaines heures ? Il faudra donc retourner rue du Borrégo.

Mystères de l’analogie, un immeuble de cette rue évoquait à Réda avec une absolue certitude la ville de Trieste où il n’a pourtant jamais mis les pieds ; j’en avais dit un mot ici.




Il y a sans doute un autre motif à mon attirance pour ces rues quelconques, et c’est dans une certaine mesure notre parenté. Je me vois souvent moi-même comme quelqu’un de très ordinaire, privé d’arcanes et de profondeurs […]. L’espèce d’affection que j’éprouve pour de telles rues serait donc en un sens fraternelle. J’irais retrouver auprès d’elles ma vraie famille, mon vrai climat. Ce qui s’explique moins bien est le sentiment d’obligation morale qui s’ajoute à cet attachement, qui peu à peu le supplante et peut-être à la longue en aura raison. Parce qu’il me persécute, me contraint à entreprendre des circuits démoralisants et – des jours comme celui-ci où je me transforme positivement en une rue endormie et banale de quartier mort – à chercher sur un plan quelle place j’occuperais dans l’indistinction de la ville, si j’étais fait plutôt d’espace que de temps.

Jacques Réda, Le vingtième me fatigue. La Dogana, 2004.


Mardi 31 mars 2009 | Pérégrinations | 3 commentaires


Le voyageur de la nuit (addendum)

Le tombeau des rois de Prusse est situé au cœur d’un grand parc arboré, dans une petite ville d’Allemagne au nom imprononçable. C’est un discret monument, enfoui sous un vieux pont de pierre enjambant un ancien cours d’eau, aujourd’hui à sec. En se penchant par-dessus la balustrade, on aperçoit malaisément, à travers la végétation, un lit de galets où affleurent à peine les pierres tombales des souverains. Nous avons visité ce site au début de l’automne. Le parc était déjà jonché de feuilles, la lumière était belle. Dans un brouillard lointain de houille, à travers une trouée d’arbres, se profilait la silhouette massive de la gare des tramways, vers où convergeait un réseau de rails enchevêtrés, couleur de rouille éteinte.


Jeudi 14 août 2008 | Pérégrinations | 3 commentaires


Passages secrets




Florence, février 2008


Mercredi 13 février 2008 | Pérégrinations | 2 commentaires


Nous circulons entourés de fantômes

Je découvris ainsi des immeubles d’apparence fort commune, mais qui révélaient à l’examen des caractères inattendus, toujours les mêmes.

Quittant l’École Militaire, vous franchissez l’avenue de Suffren et pénétrez ainsi dans le XVe arrondissement, dont le premier immeuble occupe l’angle qu’elle forme avec la rue du Laos. La maison est en biais et ne jouxte pas la suivante. Formant un angle aigu très prononcé, elle s’avance en porte-à-faux, de sorte que, dans une certaine perspective, elle paraît sans épaisseur et ne rien abriter. De nombreuses demeures du quartier de mes explorations sont construites sur le même modèle incongru. Un même mince profil, parfois crénelé de pierres d’attente, s’élève dans le ciel sans qu’aucun édifice ne vienne s’y adosser, s’y imbriquer. L’angle reste en suspens, dessinant un biseau si étroit qu’il décourage sans doute les architectes de construire l’édifice complémentaire.

L’ancien théâtre, le 55 de la rue de la Croix-Nivert, est enfermé dans un fer à cheval étiré, au fond duquel donnent les issues de secours et que constituent les rues Meilhac et Auguste-Dorchain. Courbe et austère, une seule façade occupe toute la longueur de cette dernière. Elle s’achève par le plus accompli des biseaux dont j’ai déjà parlé : une arête tranchante qui porte verticalement l’inscription BAINS-DOUCHES en capitales composées de gros clous à tête nickelée et réfléchissante. Ils prennent l’épaisseur entière de l’éperon terminal. Si l’on se place devant le bar du Soleil, sorte d’annexe du cinéma, sur le bord du trottoir, la longue façade, le biseau sont seuls visibles, de sorte que l’illusion d’une maison sans épaisseur s’impose absolument. Personne, sauf des êtres infiniment minces, ne pourrait habiter l’apparence d’immeuble, qui ne reprend consistance qu’à mesure qu’on dépasse la fine étrave et que s’évase lentement la haute muraille aveugle qui clôt l’édifice par derrière.

Un jour, je feignis par jeu que ces demeures étaient destinées à des persécutés que leur construction convenue, surprenante, avertissait qu’ils pourraient, sans crainte d’erreur, y trouver refuge, un peu à la manière dont les Compagnons du Tour de France connaissaient dans chaque ville le gîte qui les accueillerait pour la nuit.
Les demeures plates accueilleraient infailliblement des locataires fabuleux et fluides qui habitent en fraude les grandes villes, des êtres flottants venus d’on ne sait quels limbes, identiques pour l’apparence aux êtres humains, mais capables le moment venu de diminuer progressivement jusqu’à l’épaisseur d’une feuille de papier, afin de se trouver à l’aise dans les immeubles en biseau. Il s’agirait donc en premier lieu de créatures ductiles et mimétiques, susceptibles de donner le change aux humains, empruntant nos habitudes et notre allure, mais sans ressentir nos émotions ni partager notre philosophie, jamais tout à fait à l’aise dans notre atmosphère, encore moins dans notre société. Ce sont des voyageurs lointains, radicalement incompatibles avec notre espèce. Ils proviennent d’une autre planète, d’un univers parallèle, éventuellement non physique…

Roger Caillois, Petit guide du XVe arrondissement à l’usage des fantômes,
in Apprentissage de Paris. Fata Morgana, 1984.
(le dernier fragment est un montage.)

P.-S. 1 : Ce beau texte a donné lieu à un film de télévision produit par Pascale Breugnot et réalisé par Pierre Desfons, qui doit dormir dans les archives de l’INA. Toute info à ce sujet sera bienvenue.

P.-S. 2 : Sur Caillois et les fantômes du XVe, voir aussi l’intéressant Bloc-notes de Thierry Bézecourt.




Aptonymie


Liège, en promenade avec BC & BC.


Lundi 6 août 2007 | Pérégrinations | 1 commentaire


Chambres imaginaires

À Lisbonne un dimanche après-midi, vous descendez au Rato. Un peu plus haut, derrière l’aqueduc dont les arches sont comme une entrée dérobée donnant sur un autre monde, le petit square ombragé d’Amoreiras est un retrait secret à l’écart du temps et de l’animation urbaine. Les oiseaux se baignent dans la fontaine - les pigeons prennent littéralement leur douche sous le jet d’eau -, des enfants jouent. Sur les bancs, un couple d’amoureux, un lecteur solitaire, des vieilles dames qui papotent. Vous entrez au Musée Arpad Szenes-Vieira da Silva, un petit musée comme vous les aimez, discret, lumineux et peu fréquenté - en tout cas le dimanche. Il y a là, vous le découvrez en entrant, une exposition temporaire d’un peintre que vous ne connaissez pas, Nikias Skapinakis. Coup de foudre.

L’exposition s’intitule Quartos imaginários. Skapinakis a eu l’idée merveilleuse de représenter les chambres imaginaires de peintres et d’écrivains : Cézanne, Gauguin, Van Gogh, Klee, Schiele, Chagall, Matisse, Picasso, Ernst, Chirico, Morandi, Frida Kahlo, Louise Bourgeois, Cavafy, Pessoa,… Les toiles, de format identique, présentent des intérieurs souvent dénudés, avec un point de vue frontal, une perspective en raccourci et des tons sourds en larges aplats. L’univers de chaque créateur est suggéré au moyen d’un subtil réseau d’allusions. La chambre de Chirico reprend la composition d’un Intérieur métaphysique, avec au centre un échafaudage chiriquien librement réinterprété, observé depuis la gauche par André Breton dont le visage se découpe dans le cadre d’une fenêtre (élément qui provient, lui, d’une toile de Max Ernst, la Vierge corrigeant l’enfant Jésus). La peinture se fait recueillement, cosa mentale, et si chaque toile retient l’attention, leur réunion dans une salle décuple leur pouvoir d’évocation.


La chambre de Frida Kahlo


Dimanche 30 juillet 2006 | Chambres, Pérégrinations | Aucun commentaire