En matière de livres, le classement par affinités a toujours eu ma préférence :
- de part et d’autre de Borges : a) Bioy Casares (entre eux, les livres qu’ils écrivirent ensemble) ; b) les auteurs anglo-saxons qu’il appréciait, De Quincey, Carroll, Collins, Stevenson, Chesterton, avec pour charnière son Cours de littérature anglaise.
- à la suite de Queneau, les oulipiens Perec, Mathews et Calvino, auxquels vient de se joindre la délicieuse Chapelle Sextine d’Hervé Le Tellier.
- les livres de cinéma, les ouvrages d’histoire de l’art, les bandes dessinées, les romans policiers, les romans fin de siècle, les ouvrages sur la bibliophilie et l’histoire de l’édition (revues, catalogues, essais, mémoires, biographies), les livres sur les excentriques, les collectionneurs et les curieux, etc. sont naturellement regroupés par thèmes et forment autant de sous-ensembles - chacun d’entre eux étant susceptible de se subdiviser le jour où un sous-sous-ensemble atteint une certaines masse critique.
- et ainsi de suite.
Cependant, s’il procure d’intenses satisfactions pour l’esprit, les possibilités d’un tel classement se trouvent limitées par la configuration physique d’une bibliothèque. Le fait que les livres y soient disposés les uns à côté des autres sur des rayonnages n’autorise en effet, pour chaque sous-ensemble donné (auteur, courant littéraire, matière,…), des rapports de contiguïté qu’avec ses deux sous-ensembles voisins. Idéalement, il faudrait pouvoir relier chaque sous-ensemble avec autant d’autres que nécessaire.
Queneau fit ses débuts dans le surréalisme, dont il se détacha rapidement, et fut l’un des fondateurs de l’Oulipo. Mais il s’intéressait aussi aux mathématiques et aux fous littéraires, de même qu’à la poésie grecque, à la philosophie (on sait qu’il se chargea notamment d’éditer le cours de Kojève sur Hegel ; réciproquement, Kojève consacra un article fondamental aux romans de la sagesse de Queneau) et à bien d’autres choses encore. Le sous-ensemble Queneau figure donc le cœur d’une étoile dont les rayons poussent dans de multiples directions. Et il en va de même pour chacun des auteurs ou des « thèmes » de nos bibliothèques. Du surréalisme, on rayonne vers Freud, Hegel, Fourier, Roussel, Jarry, Nerval, Baudelaire, le symbolisme, Apollinaire, Reverdy, Dada, l’humour noir, Huysmans qu’admirait Breton, etc. De Baudelaire à son éditeur Poulet-Malassis (qui figure en bonne place dans notre rayon histoire de l’édition par le biais des ouvrages de René Fayt et Claude Pichois) et à leur ami commun Monselet, lequel nous conduit à ses pairs oubliés du XIXe siècle, Delvau, Privat d’Anglemont, ainsi qu’au rayon gastronomie. Et ainsi de suite, sans fin. La bibliothèque est un univers en expansion théoriquement infinie, et chaque nouveau livre qui y fait son entrée est susceptible d’en redessiner la configuration.
esquisse très incomplète
Pour bien faire, une bibliothèque ne devrait donc pas être constituée de rayonnages superposés, mais, se déployant dans l’espace comme un mobile de Calder, d’un ensemble de niches ou d’alvéoles de dimensions variables, dévolues chacune à un sous-ensemble de livres, et reliées les unes aux autres par des fils tendus matérialisant le réseau de leurs relations (parenté de thème ou d’inspiration, influence, admiration, intérêt commun, appartenance à un genre ou un courant littéraire, etc.).
Une fois tissé, ce réseau de fils serait si inextricablement fourni qu’on ne pourrait plus circuler dans la pièce. Libre alors aux plus conceptuels des bibliomanes de retirer les alvéoles de livres pour ne laisser subsister qu’une immense toile d’araignée de rapports enchevêtrés.