L’omnibus automobile

C’était pendant l’horreur du Quatorze Juillet,
Il faisait chaud, très chaud, sur la place Pigalle.
Un gros ballon, sans bruit, gravement ambulait
Par la route céleste unique et nationale.
Il faisait soif, très soif et le petit jet d’eau,
Esclave du destin, montait de bas en haut.

Il était environ neuf heures trente-cinq,
La douce nuit venait de tomber avec grâce.
Et le petit jet d’eau pleurait sur le bassin,
Lorsque je vis passer au milieu de la place
Un omnibus, automobile, entendez-vous,
Avec de grands yeux verts et rouges de hibou.

L’omnibus était vide et l’écriteau « Complet »
Détachait sur fond bleu ses sept lettres de flamme.
Je suivis au galop le monstre qui passait
En écrasant avec des airs d’hippopotame
Des femmes, des enfants, des chiens et des sergots,
Des députés et des tas d’autres animaux.

Enfin il s’arrêta place de l’Opéra
Et je vis qu’il était chargé de sacs de plâtre.
Ces sacs, me dit le conducteur, ces sacs sont là
Pour remplacer le voyageur acariâtre;
Nous faisons des essais depuis plus de vingt mois
Et ces sacs sont pour nous autant de gens de poids.

Mais pourquoi, dis-je au bon conducteur de l’auto
Qui venait d’écraser ces piétons anonymes,
Pourquoi des sacs plutôt que ce cher populo ?
C’est, me répondit-il, sur un ton de maxime,
C’est, voyez-vous, pour éviter des accidents
De personnes qui pourraient bien être dedans.

C’était pendant l’horreur du Quatorze Juillet,
Il faisait chaud, très chaud, sur la place Pigalle.
Un gros ballon, sans bruit, gravement ambulait
Par la route céleste unique et nationale.
Il faisait soif, très soif et le petit jet d’eau,
Prisonnier du destin, montait de bas en haut.

Paroles de Vincent Hyspa, musique d’Erik Satie.

Chanté par la soprano Measha Brueggergosman sur un disque épatant, Surprise (airs et cabaret songs de William Bolcom, Schoenberg et Satie ; Deutsche Grammophon, 2007). Recension ici.

Venu de Narbonne à Paris étudier le droit, Vincent Hyspa (1865-1938) fit carrière de chansonnier au Chat noir, puis aux Quat’z’Arts, aux Noctambules et à la Lune rousse. Petits rôles au cinéma dans À nous la liberté, Avec le sourire, la Belle Équipe, l’Étrange Monsieur Victor, etc.

Erré-je tout à fait en rapprochant ce texte délicieux de la Cynégétique de l’omnibus d’Alfred Jarry ? « Des diverses espèces de grands fauves et pachydermes non encore éteintes sur le territoire parisien, aucune, sans contredit, ne réserve plus d’émotions et de surprises au trappeur que celle de l’omnibus », etc.


Dimanche 28 décembre 2008 | Dans les oneilles | 1 commentaire


Penguinophilie

Parmi les dix meilleures couvertures de 2008 choisies par The Book Design Review figurent quelques Penguin particulièrement inspirés.


édition grand format & édition de poche américaine

À ce que j’ai compris, Soon I Will Be Invincible est un roman-hommage à l’univers des comics mettant en scène l’affrontement d’une héroïne cyborg prénommée Fatale et du méchant Dr Impossible. Ni pastiche ni second degré : Austin Grossman aime sincèrement les comics et joue à fond les conventions du genre. Du nanan pour les graphistes, mais la couverture du Penguin (graphiste inconnu) écrase sans peine ses concurrentes :

The Trouble with Physics (graphiste inconnu itou) s’inscrit dans la lignée des couvertures typographiques de Derek Birdsall, qui reste le maître du genre : une trouvaille frappante, simple et évidente comme l’œuf de Colomb, qui fait immédiatement écho au propos du livre. Avec le petit détail qui enchante au second coup d’œil : même le pingouin du logo, en haut à droite, a la tête à l’envers.

La couverture de l’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique de Walter Benjamin, signée David Pearson, est encore plus brillante. Du strict point de vue du marketinge, c’est culotté : le titre et le nom de l’auteur ne se voient pas de loin, on s’épate que les commerciaux qui font partout la loi n’aient pas retoqué le projet. Sur le plan graphique, c’est un petit coup de génie que cette mise en abyme de l’objet-livre jouant de la fascination pour la répétition du même, qu’on peut effectivement éprouver devant les rayonnages d’une librairie où s’alignent plusieurs exemplaires du même ouvrage. Ici encore, accord parfait entre le « visuel » et le contenu du livre.
Pearson, qui travaille pour Penguin depuis six ans, est un des graphistes les plus doués de sa génération On lui doit notamment le design des séries Great Ideas, Reference, Great Loves et Great Journeys. Il a également conçu les maquettes de deux excellents ouvrages consacrées à l’histoire du graphisme de la maison et dont j’avions causé naguère, Penguin by Design et Penguin by Designers. Il est enfin responsable de la nouvelle ligne graphique très réussie de Zulma, ainsi que des couvertures du Visage vert.

Parmi les autres réussites de l’année, on compte encore les couvertures de James Bond dessinées par Michael Gillette pour l’édition du centenaire de la naissance de Ian Fleming. Le Divan fumoir bohémien leur a consacré en mai dernier un billet plein d’intérêt, en les rapprochant à juste titre des génériques de Maurice Binder.

Saluons enfin avec Richard Weston le travail de la graphiste Coralie Bickford-Smith pour deux séries, les Penguin Hardback Classics et surtout la très belle collection Gothic Reds.




Ce qu’ils lisent

19 décembre
Liège
- Une lectrice dans le 4, c’est rare et ça se fête. Mais ce qu’elle lisait, nous ne le saurons jamais, car elle dérobe la couverture à nos regards et descend rue des Vennes en emportant son secret.
Dans le Thalys Liège-Paris
- Une Allemande préfère la musique de son baladeur mp3 à la lecture de The Revenge of Captain Paine d’Andrew Pepper.
- À quelques rangées de ma place, un exemplaire de Grundkurs Filmanalyse de Werner Faulstich est glissé dans le filet de l’appuie-tête. Sa propriétaire déplie des jambes interminables et se dirige vers la voiture bar. C’est une brune longiligne d’1,85 m vêtue d’un pull marin.
- Casque sur les oreilles, un barbu rondouillard, à chaque page un peu plus incliné vers l’avant, semble littéralement happé par Renégats de David Gemmell.
- À Bruxelles, des voyageurs descendent et d’autres embarquent, parmi lesquels une lectrice de Marion Zimmer Bradley, une lectrice d’un roman paru dans la collection blanche de Gallimard et une lectrice d’un 10/18 à couverture rouge.
– « Le Premier ministre hoche la tête » dans un gros thriller au titre indéchiffrable, tenu en main par une autre lectrice.
- En face de nous a pris place une Anglaise à cheveux courts et jolie frimousse vêtue d’un manteau vert emma-peelesque. Elle tire de son sac Breakfast at Tiffany’s de Truman Capote dans une réimpression en fac-similé de la première édition Penguin à bandes horizontales orangées.
- Il y a une demi-douzaine d’autres lecteurs dans les voitures 26 et 27.

20 décembre
Paris
– Sur le quai de la station Opéra, direction Ballard, un homme en duffel-coat examine avec attention une carte géographique reproduite dans le Monde musulman des origines au début du XIe siècle de Philippe Sénac. Un peu plus loin, une petite dame tient un livre relié à couverture bleue refermé sur son doigt qui lui sert de marque-page.
– À Palais Royal, monte un jeune homme coiffé d’un bonnet andin, tenant en main la Meilleure Part des hommes de Tristan Garcia.
– Trois heures plus tard dans la même station, une lectrice de la Princesse des glaces de Camilla Läckberg monte dans une rame en direction de la mairie d’Ivry.
– Mystère à la station Grands Boulevards, direction Ballard. Plantée au bout du quai, une dame pincée lit un gros roman paru chez Actes Sud. À la fin du chapitre, elle referme brusquement son livre et se dirige d’un pas résolu vers la sortie. Lui a-t-on posé un lapin ? A-t-elle décidé de faire la route à pied ?
– Osmose. Dans la rame où nous embarquons, un barbu et sa compagne assis côte à côte sont plongés chacun dans un tome de la trilogie Millénium de Stieg Larsson.

21 décembre
- C’est dimanche. Dans une rame de métro roulant vers Ballard, une jeune femme en chapeau cloche, jeans pattes d’eph’ et souliers vernis pointus élève son âme en lisant Mon testament spirituel de Sœur Emmanuelle.
– À l’autre bout du wagon, une autre jeune femme en manteau gris vient d’entamer Don Quichotte dans la traduction d’Aline Schulman. À ses pieds repose un énorme sac de voyage.
- Changement de ligne. Gare de Lyon monte un homme au visage pointu coiffé d’une casquette, qui s’assoit et ouvre Tristes tropiques de Lévi-Strauss. Il descend à la BNF.
– Quelques heures plus tard, sur la même ligne mais en direction inverse, une dame arbore les Sortceliers de Tara Duncan. Il y a deux autres lecteurs dans la rame.
– Sur la ligne 3, direction Pont de Levallois, une jeune femme assise lit Last Chance Saloon de Marian Keyes, qu’elle tient de la main gauche. La droite repose sur sa jambe, poing fermé sur le pouce, en un geste enfantin émouvant. Elle descend à Havre-Caumartin.
– Dans le RER en direction de Boissy Saint-Léger, une dame élégante s’informe du moral des cadres en parcourant L’open space m’a tuer d’Alexandre des Isnards et Thomas Zuber.
– Ligne 3, direction Galliéni, on s’écrase dans le wagon. Indifférente à la presse, une femme dévore avidement un Agatha Christie. C’est qu’elle approche de la fin et qu’Hercule Poirot s’impatiente. « Certainement pas ! », s’écrie-t-il à la page 220. L’inspecteur Sharpe en reste comme deux ronds de flan.
– À Arts et Métiers, entre un jeune homme au cheveu ras, à la barbe de trois jours. Lui vient seulement de commencer l’Homme aux cercles bleus de Fred Vargas.

22 décembre
– Il est 8 h 12 et il fait toujours nuit lorsqu’un grand-père et sa petite-fille s’arrêtent devant la vitrine d’une boulangerie de la rue Cadet et décident d’entrer acheter un gâteau. Il tient à la main l’Histoire de la tolérance au siècle de la Réforme de Joseph Leclerc.
– Une dame pressée descend la rue La Fayette en serrant sur son cœur un thriller de Ken Follett.
Dans le Thalys Paris-Liège
– En face de nous, un couple franco-espagnol très épris. Entre deux bisous, elle lit Malinche de Laura Esquivel et lui Lord Arthur Saville’s Crimes d’Oscar Wilde dans une édition Penguin.
– Une jeune femme s’est endormie sur Guerre et paix de Tolstoï. Une autre, bien réveillée, est plongée dans Trace de Patricia Cornwell. Non loin d’elles sont assises une lectrice de John McGahern (Pour qu’ils soient face au soleil levant) et une lectrice de Bachelard (l’Intuition de l’instant).
– La série « grands détectives » de 10/18 a la cote auprès de deux autres dames lisant respectivement un Arthur Upfield et un Frank Tallis. Un troisième amateur de polars a posé sur sa tablette Riches, cruels et fardés d’Hervé Claude.
– À Bruxelles monte un grand gaillard qui s’installe de l’autre côté de l’allée centrale, ouvre Makers of Modern Strategy, from Machiavelli to the Nuclear Age de Peter Paret, et entreprend d’assourdir ses voisins en écoutant plein pot de la musique solidement rythmée sur son baladeur mp3. Un coup de fil nous apprend qu’il se rend à Cologne et qu’il n’a pas reçu le mail de son interlocuteur (mais il répondra demain, c’est promis).

Merci à Mrs Locus Solus de son précieux concours.


Lundi 22 décembre 2008 | Ce qu'ils lisent | 3 commentaires


Chambres


Paris, rue de Montyon, décembre 2008


Lundi 22 décembre 2008 | Chambres | 7 commentaires


Ce qu’ils lisent

Dans le train Liège-Bruxelles
- Un jeune homme barbu chausse des lunettes et reprend sa lecture de Shakespeare: Othello suivi de Macbeth dans l’édition du Livre de poche.
- Un trentenaire branchouille discute le coup au téléphone. Sur sa tablette repose un manga de Tite Kubo, Bleach.
- Un quinquagénaire au bouc sévère, vêtu d’un survêtement de sport, lit un volume de fantasy, De Dwergen de Markus Heitz.
- Veste de cuir ouverte sur un débardeur d’un vert vif, en voilà un que la crise n’empêche pas de dormir. L’homme roupille en effet la bouche ouverte, ayant posé à ses côtés De Internationale Kredietcrisis de George Soros.
- Un jeune homme replet à longs et fins favoris est plongé dans un album de Largo Winch.
- Un peu plus loin est assise une jeune femme bicolore : pull violet, jupe noire, bas violets, chaussures noires. Même les écouteurs pourpre et noir de son lecteur mp3 sont assortis à sa tenue. Seule la couverture de son livre jette une tache orangée au milieu du portrait. Il s’agit de De Koperen Tuin de Simon Vestdijk.

Bruxelles
- Sur le quai de la station Louise, une fillette attend le métro avec sa mère en lisant un volume de la série Max et Lili.
- Dans le métro, direction Simonis, un homme au visage buriné, portant veste de daim, ouvre un exemplaire fatigué de la Bandera de Pierre MacOrlan. Exploitez la puissance de votre subconscient, intime pour sa part à une lectrice assise le Dr Joseph Murphy.
- Dans le même wagon, un jeune homme en manteau noir interrompt sa lecture des Moustaches radar de Salvador Dalí pour répondre au téléphone. Il informe son correspondant qu’il arrive à la station Rogier et lui propose d’aller se boire un petit café.

Bruxelles - Gare centrale
- Sur le quai n° 1, un homme à cheveux longs et barbe de trois jours vêtu d’une veste de cuir (encore une) lit The Man Within de Graham Greene dans une édition Penguin datant des années 1970, au vu du graphisme de la couverture.

Dans le train Bruxelles-Liège
- Une rousse plantureuse a délaissé la lecture d’Improbable d’Adam Fawer pour tirer de son sac divers petits pots de produits de beauté dont elle respire la fragrance.


Mardi 9 décembre 2008 | Ce qu'ils lisent | 6 commentaires


Troisième plongée

Y a-t-il vraiment un cinéaste qui s’appelle Peter Lynch ? Si vous prenez un bain avec Wes Anderson et J.D. Salinger, êtes vous à New York ou à Montréal ? Qu’a d’alléchant le film Ma fille, mon ange ? Quel rapport y a-t-il entre la langue maritime et Robert Walser ? Comment vendre les livres de ce dernier en librairie ? Qui était monsieur Ferland et pourquoi le quartier Mile-End de Montréal n’est-il plus le même sans lui ? Qu’est-ce donc que la « tige de vie » de Richard Techner ? Qui a tué Lord Plymouth, de quelle façon et en quel endroit ? Comment se débarrasser du stade olympique ? Qui est le poète beat le plus injustement méconnu ? Vaut-il mieux prendre le métro à New York ou flâner dans les ravins de Toronto ? Le musicien Steve Albini aime-t-il vraiment la poutine de Montréal ? Mais qui était donc « Le docteur illuminé » ? Les mots du dictionnaire changent-ils de sens au fil des ans ? Peut-on tordre le cou à la typographie ? Les chiens crétois sont-ils cyniques ? Les créationnistes américains sont-ils sinistres ?

Le Bathyscaphe, le seul véhicule qui coule sous le poids de son propre mystère !

Mise à l’eau le jeudi 11 décembre de 20 à 23 heures à la librairie montréalaise Drawn & Quarterly (211, rue Bernard Ouest, coin Parc). Il y aura de la musique, avec la saxophoniste Matana Roberts de Chicago, et à boire, avec des bouteilles de vin cassables importées de France. L’étrange livre de dessins Bébé de Nadia Moss (L’Oie de Cravan) y sera également lancé à la consternation générale.

***

Textes : Daniel Canty, Benoît Chaput, Byron Coley, Bérengère Cournut, Marci Denesiuk, Clare Dolan, Hélène Frédérick, Sarah Gilbert, Joël Gayraud, Thierry Horguelin, A.J. Kinik, Thurston Moore, Antoine Peuchmaurd, Pierre Peuchmaurd, Hannah Reinier, Pierre Rothlisberger, Barthélémy Schwartz, Valerie Webber.
Images : Maïcke Castegnier, Geneviève Castrée, Julie Doucet, A.J. Kinik, Monsieur Moulino, Antoine Peuchmaurd, José Guadalupe Posada, Barthélémy Schwartz, André Stas.

Le site du Bathyscaphe.


Jeudi 4 décembre 2008 | Actuelles | 2 commentaires