Hitchcock et Newman

C’est la réplique qui m’a le plus fait rire dans le livre de Patrick McGilligan. S’il ne traitait pas exactement ses acteurs comme du bétail, Hitchcock pouvait se montrer d’une cordialité glaçante lorsque le courant ne passait pas. Et, chose certaine, il ne supportait pas les acteurs du genre « psychologique » qui se torturent les méninges sur les « motivations profondes » de leur personnage et assaillent de questions leur metteur en scène. On se doute dès lors qu’il eut quelque difficulté, à la fin de sa carrière, avec la nouvelle génération de comédiens formés à la Méthode. Sur le tournage du Rideau déchiré (film qui souffre entre autres problèmes du miscasting flagrant de son couple vedette), une batterie de collaborateurs étaient chargés de faire tampon entre le cinéaste et Paul Newman « qui l’irritait avec ses questions inspirées par l’Actors’ Studio et ses suggestions de scénario tout aussi irritantes ».

« Une de nos tâches, se rappelle [le scénariste Keith] Waterhouse, était de tenir Paul Newman à distance de notre réalisateur, lui décrivant la pensée derrière chaque scène ou réplique qui l’inquiétait et, si nécessaire, inventant des explications tirées par les cheveux pour le comportement des personnages. Nous sommes devenus assez experts en la matière. »

Une scène complètement mineure, où Newman devait rencontrer secrètement [Julie] Andrews et recevoir un paquet de sa part, le préoccupait terriblement ; malgré tous les efforts des scénaristes pour le rassurer, il tint absolument à en parler longuement avec Hitchcock pendant la répétition. Après maintes circonlocutions, Newman demanda finalement comment il devait réagir face à Andrews.

Hitchcock répondit, avec son plus bel accent britannique : « Eh bien, monsieur Newman, je vais vous dire exactement ce que je pense. Miss Andrews descendra l’escalier avec le paquet, et vous, si vous le voulez bien, regarderez juste un peu à droite de la caméra pour remarquer son arrivée ; sur quoi mon public dira : “Oh ! qu’est-ce qu’il regarde, le gars ?” Et alors, je couperai, voyez-vous, et leur montrerai ce que vous regardez. »

« Je n’ai jamais entendu une meilleure ou plus concise analyse de ce que c’est que faire un film », conclut Waterhouse.


Jeudi 28 juillet 2011 | Au fil des pages | 2 commentaires


Hitchcock, ombres et lumière

Le livre de mon été. Un pavé de neuf cents pages (plus deux cents autres de filmographie, de références et d’index) dévoré d’un bel appétit, aussi passionnant que l’était la biographie de Howard Hawks par Todd MacCarthy parue chez le même éditeur. Le complément désormais indispensable au Hitchcock/Truffaut. On apprend des tas de choses sur l’enfance et la famille de Hitch, ses débuts professionnels, ses méthodes de travail (qui nuancent l’image d’un perfectionniste maniaque), son investissement dans la préparation des films et le travail avec les scénaristes procédant par plusieurs couches de réécriture, la manière dont il s’assimilait progressivement le film en cours de maturation en le racontant inlassablement aux participants pressentis, avec un plaisir gourmand, jusqu’à le posséder par cœur ; l’importance du rôle d’Alma Reville (non crédité à sa juste mesure dans les génériques) ; l’engagement discret d’Hitchcock durant la Deuxième Guerre (qui dément la réputation d’un créateur réfugié dans sa tour d’ivoire), son penchant marqué pour les mystifications et les plaisanteries scabreuses d’un goût parfois douteux (le cockney, en Hitch, ne sommeillait que d’un œil), son jeu du chat et de la souris avec les producteurs et la censure, ses rapports avec les comédiens, loin de la légende voulant qu’il traite les acteurs comme du bétail. On notera à ce propos le soin extrême qu’il apportait au casting des seconds rôles, servi par une mémoire encyclopédique du théâtre qui lui permettait par exemple de se souvenir à point nommé de telle comédienne anglaise aperçue quinze ans plus tôt sur scène. Anecdote amusante, parmi beaucoup d’autres : l’apparence de Raymond Burr, le mari assassin de Fenêtre sur cour : chevelure courte et frisée, lunettes, chemises blanches, tabagisme, visait à évoquer David O. Selznick ! Petite vengeance d’Hitchcock qui en avait bavé sous la férule (et le contrat machiavélique) du producteur.

Un tel livre s’appuie évidemment sur un travail d’enquête colossal ; mais ici la masse d’informations, bien proportionnée et mise en perspective, est distillée avec un réel talent narratif (qualités dont l’absence rend souvent fastidieux ce genre de pavé biographique ; rien de tel ici). Ni hagiographie ni déboulonnage mais un regard à juste distance. Patrick McGilligan cherche naturellement à voir au-delà de l’image publique du cinéaste et de sa légende, élaborée de son vivant par l’intéressé lui-même ; mais il se garde de la nouvelle mode anglo-saxonne de la biographie à charge, où la moindre note de blanchisserie impayée est brandie par le biographe-procureur pour convaincre son sujet d’infamie. À quelques reprises, il remonte calmement les bretelles de Donald Spoto — qui avait noirci le tableau comme à plaisir dans son Dark Side of Genius — en proposant une interprétation plus nuancée (et plus convaincante, il me semble) des faits. Et quand il bute sur une zone d’ombre, il l’admet très simplement. Que s’est-il exactement passé entre Hitchcock et Tippi Hedren sur le tournage de Marnie qui a glacé leurs relations (et peut-être provoqué cette fracture irrémédiable dans l’œuvre du cinéaste, souvent notée par les commentateurs) ? McGilligan passe en revue les hypothèses, confronte les témoignages, avant de conclure qu’on ne le saura sans doute jamais avec certitude.

Parmi les nombreuses choses que j’ignorais, je retiendrai celle-ci. Après l’échec de Marnie et du Rideau déchiré, il y eut un moment où Hitchcock sentit qu’il perdait la main. À l’instar d’un Kubrick, il n’avait jamais cessé de voir énormément de films et de se tenir précisément informé de l’évolution du cinéma. Là, pour la première fois, face à l’émergence du « nouveau cinéma » des années 1960, il eut l’impression d’être techniquement dépassé (les films d’Antonioni en particulier lui firent une forte impression, qui tourna même à l’obsession). C’est alors qu’il se lança dans l’écriture d’un film encore plus radical que Psychose. Ce serait un film de style moderne et sans vedettes, tourné en décors et lumière naturels avec de la pellicule rapide, avec sexe et violence ultra-explicites — comme si, pour la première fois, tout le contenu latent des films de Hitchcock se trouvait jeté en pleine lumière. Ce projet très personnel, Frenzy (sans lien avec le film qui sera tourné quelques années plus tard sous le même titre), comptait énormément pour le cinéaste qui s’impliqua à fond dans sa préparation en paraissant y trouver une seconde jouvence. Cependant, le film ne vit jamais le jour, faute d’obtenir l’appui de producteurs effrayés par l’audace du scénario. Sans préjuger du résultat (Truffaut, qui lut le script, fit honnêtement part de son scepticisme à Hitchcock, qui en fut quelque peu blessé), la description qu’en donne McGilligan ne laisse pas d’intriguer. Voilà un film fantôme, à l’instar du Voyage de Giuseppe Mastorna de Fellini et des Aventures de Harry Dickson de Resnais, auquel on n’a pas fini de rêver.

Patrick McGILLIGAN, Alfred Hitchcock. Une vie d’ombres et de lumière. Traduction de Jean-Pierre Coursodon. Actes Sud, 2011, 1128 pages.

[La traduction et l’édition d’un tel ouvrage représentent un travail considérable, et l’on sait gré à l’éditeur d’avoir maintenu l’index, outil indispensable régulièrement sacrifié par l’édition française. On regrette d’autant plus les défaillances du relecteur d’épreuves, qui a laissé passer des coquilles et des fautes d’accord spectaculaires, ce à quoi Actes Sud ne nous avait guère habitués. Plus étrange : il est de tradition de désigner David O. Selznick par ses initiales, D.O.S. ou DOS. Cet acronyme est curieusement composé « Dos » dans le livre (l’œil bute là-dessus à chaque occurrence) : quelqu’un, au moment de la préparation de la copie, a dû faire un chercher-remplacer hâtif, sans prendre garde qu’il en résulterait des bizarreries telles qu’« un acteur filmé de Dos ».]

 


Mercredi 27 juillet 2011 | Au fil des pages | Aucun commentaire


Chez Victor Hugo


Hauteville House : le salon rouge

Les photos d’époque étant sombres (en plus d’être en noir et blanc), rien ne prépare le visiteur non averti à la surprise qui l’attend à Hauteville House. Cette demeure extravagante, invraisemblable, révèle un Victor Hugo inattendu, grand coureur de brocantes et accumulateur de bric-à-brac, ayant sur la décoration intérieure des vues très personnelles.

Propriétaire pour la première fois de sa vie, Hugo mit à l’aménagement de sa maison la même fièvre obsessionnelle, à une échelle beaucoup plus modeste, qu’Horace Walpole à Strawberry Hill. Il en fit, comme Walpole, la projection de son monde intérieur. Avec un siècle d’avance, il invente le recyclage : les coffres chinois dont il a la passion sont démembrés et reconvertis en buffets gigantesques, les portes d’armoires sont transformées en tables. À chaque pièce son grand thème. Salle à manger couverte de carreaux de Delft. Corridor de faïence tapissé de plats et d’assiettes (pas seulement sur les murs, mind you, au plafond aussi). Salon des tapisseries (recouvrant là aussi la moindre surface des murs et du plafond). Salon rouge (vraiment rouge), salon bleu, galerie de chêne aux piliers torsadés, telle une forêt gothique. Porte dérobée ouvrant sur un cabinet aveugle qui servait de chambre noire à son fils féru de photographie. Maximes, citations latines et cryptogrammes gravés dans tous les coins. Partout la surcharge, la prolifération et le délire décoratif concourent à faire de la maison une « folie » stupéfiante. Ses proches se plaignent qu’elle soit proprement inhabitable. Il n’en a cure.

« C’est dommage que je sois poète, quel architecte j’aurais fait ! », disait-il à Viollet-le-Duc. De fait, on ne peut s’empêcher, visitant Hauteville House, d’y voir une œuvre à part entière, obéissant aux mêmes principes esthétiques que ses écrits — un vaste poème en trois dimensions, une métaphore construite en dur. Hugo architecte d’intérieur est, à l’image d’Hugo poète, l’homme de l’hyperbole et des grandes antithèses. Dans une émission d’Apostrophes, Hubert Juin disait de lui : «C’est l’homme qui ne pense qu’à la lumière, l’homme qui veut monter sur les cimes, là où l’on peut étreindre le soleil. » L’ordonnancement de Hauteville House matérialise ce parcours de l’ombre à la lumière : depuis les salles sombres du rez-de-chaussée, des percées de lumière vous appellent vers les hauteurs jusqu’à la véranda incendiée de soleil juchée au dernier étage. Dans ce perchoir vitré qu’il appelait son lookout — une fournaise en été, une glacière en hiver —, Hugo écrivait debout de six heures à midi, face à l’immensité bleue de la mer et du ciel.


Vendredi 22 juillet 2011 | Pérégrinations | 3 commentaires


Bibliothèque hugolienne



Hauteville House (Guernesey), le palier-bibliothèque de Victor Hugo

Éloigné à Guernesey de toute bibliothèque publique, Victor Hugo dut se constituer lui-même une bibliothèque mais choisit de ne pas lui consacrer de pièce et de l’installer sur le palier. Ce « palier-bibliothèque » diffère des traditionnelles bibliothèques des maisons bourgeoises du XIXe siècle où le livre est signe, décor, objet de collection, avant d’être lu.
L’écrivain consigna ses nombreux achats dans des carnets. La majeure partie des livres de la bibliothèque n’a pas quitté les lieux. [Ils] se caractérisent par un grand éclectisme. […] S’ajoutent à ses achats les envois d’ouvrages que ses contemporains lui adressaient, comme les deux exemplaires des Chants de Maldoror que lui fit parvenir Isidore Ducasse le 20 novembre 1868.
En forme de nef d’église ou de bateau, le palier-bibliothèque est un passage et un seuil entre l’espace public et l’espace plus intime de la création du dernier étage. Victor Hugo, éclairagiste, a créé une sorte de chiasme spatial dans la bibliothèque à l’aide de différentes sources de lumière disposées aux quatre points cardinaux.

Leïla Jarbouai et Gérard Pouchain, Hauteville House Guide,
Paris-Musées, 2010


Jeudi 21 juillet 2011 | Bibliothèques | Aucun commentaire


Chambres


Saint-Malo, Hôtel Aux voyageurs


Guernesey, El Tabora Guest House


Mercredi 20 juillet 2011 | Chambres | 2 commentaires


Typo des villes (11)






Guernesey


Dimanche 17 juillet 2011 | Typomanie | Aucun commentaire


Celles qui lisent



Guernesey


Jeudi 14 juillet 2011 | Ce qu'ils lisent | Aucun commentaire