On ne vous lira pas
On en arrive à l’ultime contradiction : autant l’esprit du temps pousse tout le monde à écrire, autant il décourage de lire. Qui n’a pas un livre rentré ou sorti ? Les psychanalystes parce que leur métier les oblige à se taire, les hommes politiques parce qu’ils ont peur que l’on croie qu’ils croient ce que leur rôle public les oblige à dire, les savants pour qu’on ne les pense pas incultes, les vieillards parce qu’ils ont peur que l’on oublie leurs hauts faits, les jeunes pour que l’on sache qu’ils existent, les professeurs parce que les commissions jugent au poids, les chercheurs pour faire oublier qu’ils n’ont rien trouvé, tout un chacun parce qu’il n’y a rien de plus urgent que de se raconter. Écrire est l’ethos de notre époque ; pas lire. Écrivez, on ne vous lira pas.
Pierre Nora, « Édition, critique, médias : la crise » (1982).
Repris dans Historien public, Gallimard, 2011.
De la tyrannie
Dans la première partie de la Civilisation de la Renaissance en Italie, Burckhardt brosse un tableau stupéfiant des régimes despotiques des royaumes, duchés et cités-États qui se partageaient la péninsule italienne au XVe siècle. On « savait » ces choses de manière générique et abstraite ; mais on ne l’avait jamais vu évoqué de manière aussi frappante, par petites touches implacables. Non seulement Burckhardt, comme Stendhal quelques années avant lui, a lu avidement d’innombrables mémoires et chroniques de l’époque, mais il domine parfaitement sa documentation dont il sait tour à tour tirer de grandes synthèses et mettre en relief les petits faits saillants.
On a rarement vu la scélératesse, l’impiété, le talent militaire et la culture intellectuelle réunis au même degré que dans Sigismond Malatesta († 1467).
Aussi nul que méchant, Pandolphe gouverna avec le secours d’un professeur de droit et d’un astrologue, et sema de temps à autre la terreur parmi ses sujets en en faisant tuer quelques-uns. En été, son plaisir était de rouler des blocs de pierre du haut du mont Amiata, sans se préoccuper de savoir qui et quoi ils écrasaient.
Ferrante avait centralisé le commerce en général entre les mains d’un grand marchand, nommé François Coppola, qui partageait les profits avec lui et qui imposait ses volontés à tous les armateurs : les emprunts forcés, les exécutions et les confiscations, la simonie, les contributions extraordinaires prélevées sur les congrégations religieuses étaient les autres ressources. Outre la chasse, où il ne ménageait rien ni personne, il se livrait à deux genres de plaisirs : il aimait à avoir dans son voisinage ses ennemis soit vivants et enfermés dans des cages bien solides, soit morts et embaumés, avec le costume qu’ils portaient de leur vivant.
Le gouvernement de la maison d’Este se distingue par un singulier mélange de despotisme et de popularité. Dans l’intérieur du palais se passent des scènes épouvantables : une princesse, soupçonnée d’avoir commis le crime d’adultère avec un fils né d’un autre lit, est décapitée (1425) ; des princes, aussi bien légitimes qu’illégitimes, s’enfuient de la cour et sont menacés, même à l’étranger, par les coups des assassins envoyés à leur poursuite (1471) ; qu’on ajoute à cela des complots continuels tramés au dehors : le bâtard d’un bâtard veut détrôner le seul héritier légitime (Hercule Ier) ; plus tard (1493), ce dernier empoisonna, dit-on, sa femme, après avoir découvert qu’elle voulait l’empoisonner lui-même.
Jacob Burckhardt, la Civilisation de la Renaissance en Italie (1860).
Traduction de Louis Schmitt revue par Robert Klein.
Bartillat, 2012.
La récompense suprême
C’est de cette époque que datent ces rapports immoraux entre les gouvernements et leurs condottieri, qui donnent au XVe siècle un caractère si étrange. Une vieille anecdote, une de ces anecdotes qui sont vraies partout et nulle part, peint ces rapports à peu près de la manière suivante : les citoyens d’une ville (c’est de Sienne qu’il s’agit probablement) avaient un général qui les avait délivrés d’une incursion ennemie ; tous les jours ils se demandaient quelle récompense on devait lui décerner : ils finirent par déclarer qu’ils ne pourraient jamais le récompenser assez, mêmes s’ils l’investissaient de l’autorité suprême. Alors l’un d’eux prit la parole et dit : Tuons-le, ensuite nous l’adorerons comme le patron de la ville. Et il fut traité peu après comme le sénat de Rome traita Romulus.
Jacob Burckhardt, la Civilisation de la Renaissance en Italie (1860). Traduction de Louis Schmitt revue par Robert Klein.
Bartillat, 2012.